Fil d'Ariane
Trois ans après le retour des talibans au pouvoir, l'Afghanistan dicte plus que jamais sa loi. Des discussions avec l’ONU à Doha le 30 juin prochain se dérouleront en présence des talibans mais sans représentants de la société civile - et sans femmes. De quoi susciter la colère des défenseurs des droits des Afghanes, à l'instar de Chékéba Hachemi.
Des femmes manifestent à l'occasion de l'anniversaire de la prise de contrôle de l'Afghanistan par les talibans, à Londres, le 15 août 2023.
On prend les mêmes et on recommence. Pour Chékéba Hachemi, présidente d’Afghanistan libre et cofondatrice de l’association Stand Speak Rise Up, qui lutte contre l’utilisation du viol comme arme de guerre, la normalisation en cours des relations avec l’Afghanistan des talibans n’a rien de nouveau.
“J'ai l'impression d'être projetée en 1998 ou 99. Après la prise de pouvoir de 96, on s’est rendu compte qu’il y avait un véritable lobbying aux États-Unis et qu’ils étaient sur le point de reconnaître ce régime terroriste” se rappelle la militante. “Aujourd’hui, j’ai l’impression de revivre ce moment, tristement et avec beaucoup de colère, parce que cette fois-ci, c’est l’Occident qui a donné les clés aux talibans en désertant le pays”.
Chékéba Hachemi, la trajectoire d'une Afghane
Née en 1974 à Kaboul, Chékéba Hachemi fuit l'Afghanistan à 11 ans, d'abord vers le Pakistan puis vers la France, où elle s'installe à partir de 1986.
En 1996, profondément animée par ses valeurs féministes, elle fonde "Afghanistan Libre", une ONG qui œuvre à restaurer la dignité des filles et des femmes afghanes, notamment par l'accès à l'éducation.
En 1999, elle rencontre Ahmed Chah Massoud, commandant de l'Alliance du Nord, un groupe armé musulman afghan qui jouera un rôle crucial dans la chute des talibans après les attentats du 11 septembre. Elle devient alors la première femme diplomate afghane, en poste auprès de l'Union européenne de 2002 à 2005.
En 2019, elle cofonde l'association de lutte contre le viol comme arme de guerre Stand Speak Rise Up, où elle occupe également un rôle de trésorière.
Pour Chékéba Hachemi comme pour de nombreuses associations de défenses des droits des femmes, la décision de l’ONU d’inviter les autorités talibanes à la table des discussions est un affront et une forme de capitulation.
“L’Occident et l’Afghanistan ont déjà négocié à Doha” au Qatar rappelle Chékéba Hachemi (l’accord sur le retrait des troupes américaines négocié par Donald Trump en 2020 a été signé à Doha ndlr). “De 2019 à 2021, on nous a baladés en disant que ces talibans 2.0 étaient ‘modérés’, qu’on pouvait discuter avec eux… Jusqu’au 15 août 2021.”
Ce jour-là, le gouvernement afghan tombe et les talibans reprennent le pouvoir. Ils rétablissent un régime fondamentaliste et liberticide reconnu par l’ONU comme "une persécution sexiste et un cadre institutionnalisé d’apartheid sexiste ".
Sous ce nouveau régime taliban qui ressemble de façon glaçante à l’ancien, les violations des droits humains se multiplient. Les femmes sont privées d’éducation, de leur droit à travailler, à se déplacer.
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La liberté de la presse est en net recul, le pays ayant chuté à la 178ème place (sur 180) du classement Reporters sans frontières. Dans un rapport publié en août 2023, la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) dénonce les arrestations arbitraires, les disparitions forcées, l’usage de la torture dans les prisons et les exécutions extrajudiciaires.
Un combattant taliban parle à des prisonniers récemment arrêtés dans la prison de Pul-e-Charkhi à Kaboul, Afghanistan, lundi 13 septembre 2021.
Alors comment expliquer cette invitation des Nations Unies ? Selon Rosa Otounbaïeva, responsable de la MANUA, la gravité de la situation humanitaire justifie la réouverture du dialogue avec les talibans.
Depuis 2021, l’Afghanistan s’est enfoncé dans une crise économique sans précédent, et pour cause : “Quarante années de guerre ont tué ou laissé handicapés des millions d'hommes”, rappelle Chékéba Hachemi. “Juste avant la prise de Kaboul, presque 70 % des foyers afghans avaient une femme pour responsable”.
Le retour des talibans ayant signé l’interdiction de travailler dans la plupart des secteurs pour les femmes, l’économie s’est rapidement effondrée. Selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), l’économie afghane s’est contractée de 27% en trois ans et le taux de chômage a doublé.
Une crise économique encore aggravée par des années de sécheresse, entraînant de mauvaises récoltes, et la multiplication de catastrophes naturelles. Le pays reste marqué par les graves inondations survenues ces dernières années et par le tremblement de terre qui a ravagé la région d’Hérat, dans l'ouest, en octobre dernier.
Un Afghan devant sa maison détruite par le tremblement de terre dans le district de Zenda Jan, dans la province de Herat, dans l'ouest de l'Afghanistan, le 11 octobre 2023.
Résultat : 28 millions d’Afghans ont besoin d’aide humanitaire, 4 millions de personnes, dont une majorité d’enfants et de femmes enceintes ou allaitantes, souffrent de malnutrition. Selon Human Rights Watch, d’ici la fin 2024, 6 millions de personnes supplémentaires devraient se trouver en situation d’insécurité alimentaire.
La situation humanitaire est belle et bien catastrophique et le pays doit y faire face en composant avec les contraintes imposées par les sanctions internationales, notamment le gel des avoirs de sa Banque centrale par les États-Unis. Pire, depuis décembre 2022 et l’interdiction faite aux femmes de travailler pour des ONG, le financement et l’acheminement de l’aide sont au point mort.
C’est un régime terroriste. Avons-nous été obligés de discuter avec Daesh ? Avec le Hamas ? Avec Al-Qaïda ? Chékéba Hachemi, présidente d’Afghanistan libre et cofondatrice de l’association Stand Speak Rise Up
Mais pour Chékéba Hachemi, cette situation ne justifie pas la réintégration envisagée par l’ONU. “Qu'est-ce que cela changerait de remettre les talibans à la table des négociations en 2024 ? Ils ont déjà montré qu’ils n’écoutaient pas les directives de l’ONU avec les discussions de 2019 à 2021, au cours desquelles ils avaient promis de ne pas toucher aux droits des femmes, à l’éducation. C’est un régime terroriste” assène la militante. “Avons-nous été obligés de discuter avec Daesh ? Avec le Hamas ? Avec Al-Qaïda ?” interroge-t-elle.
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La position des défenseurs des droits humains en Afghanistan est claire : aucune concession supplémentaire ne doit être faite aux talibans. Au contraire, Chékéba Hachemi aimerait voir des négociations avec des représentants de la société civile afghane, et particulièrement des réfugiés -hommes et femmes- de la dernière vague de départs en 2021.
Envisager de rendre à l'Afghanistan son siège aux Nations Unis et céder aux exigences des talibans sur le cadre des négociations, “c’est leur accorder une légitimité à l’internationale” explique l’activiste. Les militants des droits humains demandent avant tout un renforcement des programmes d’aide de l’ONU pour éviter la famine qui menace tout le pays.
Un combattant taliban monte la garde alors que des femmes attendent de recevoir des rations alimentaires distribuées par un groupe d'aide humanitaire, à Kaboul, en Afghanistan, le 23 mai 2023.
Et pour Chékéba Hachemi, les discussions sur le sort de l'Afghanistan doivent se faire avec les représentants de la société civile afghane et se pencher sur les moyens de faire pression sur les talibans pour faire respecter les accords de Doha.
Juste parce que vous êtes née femme, vous êtes morte - mais vivante. Chékéba Hachemi, présidente d’Afghanistan libre et cofondatrice de l’association Stand Speak Rise Up
Elle qui dit recevoir chaque jour “des centaines” de messages de détresse de filles et de femmes afghanes, rien ne justifie à ses yeux la main tendue de l’ONU.
Cette femme pourtant habituée à voir "des horreurs" dans le cadre de son travail avec Stand Speak Rise Up, une association qui lutte contre le viol comme arme de guerre estime pourtant que la situation en Afghanistan est unique en son genre.
“Il n'y a qu'en Afghanistan qu'on enterre 28 millions de femmes, au vu et au su de l'Occident. C'est une situation inédite, d'avoir un pays où, juste parce que vous êtes née femme, vous êtes morte - mais vivante”.
Face au tollé suscité par l’invitation des talibans à Doha, l’ONU tente, tant bien que mal, de faire marche arrière et de donner des garanties. “Ce type d'engagement n'est pas une légitimation ou une normalisation”, affirmait Rosa Otounbaïeva lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU le 21 juin.
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“Les restrictions imposées aux femmes et aux filles privent le pays d'un capital humain vital” et “continuent à bloquer des solutions diplomatiques qui pourraient mener à la réintégration de l'Afghanistan dans la communauté internationale” assurait encore la responsable de la MANUA.
Reste que le 30 juin, les talibans seront accueillis à Doha pour des pourparlers avec 25 nations au cours desquels les droits humains ne devraient pas être abordés. Les premiers concernés par les exactions des talibans, seront , eux, relégués à des discussions ultérieures - en l’absence de leurs bourreaux.
L'Afghanistan de la chute au retour des talibans : chronologie
Octobre 2001 : après les attentats du 11 septembre, les États-Unis accusent les talibans d'avoir soutenu Al-Qaïda et lancent une intervention en Afghanistan, appuyée par la coalition internationale. Les talibans, débordés, sont contraints de conclure un accord de reddition avec le gouvernement de transition mis en place après la conférence inter-afghane de Bonn dès le mois de novembre.
Octobre 2004 : Hamid Karzaï, qui dirige l'autorité intérimaire depuis décembre 2001 est élu à la tête du pays avec 55,4 %.
Janvier 2005 : Hamid Karzaï fait adopter la Constitution du nouvel État afghan
Décembre 2014 : l'OTAN achève le retrait de ses troupes d'Afghanistan sous le feu des critiques, notamment en raison du nombre de victimes civiles durant le conflit. Les talibans profitent de ce retrait pour commencer, peu à peu, à reprendre du terrain au gouvernement afghan.
Mars 2018 : face à l'insécurité qui règne dans le pays, pris en étau entre Daesh et les talibans, Ashraf Ghani, le président en exercice, propose de reconnaître les talibans comme un groupe politique, à condition que les talibans acceptent de reconnaître la Constitution afghane. En vain. Cependant le poids des talibans dans la politique afghane est de plus en plus conséquent.
Février 2020 : les États-Unis signent avec les talibans l'accord de Doha pour le retrait progressif de la totalité des troupes américaines encore présentes en Afghanistan.
Mai 2021 : les talibans lancent une nouvelle offensive, après la confirmation par le président Joe Biden du départ des troupes américaines avant la fin de l'été 2021. Leur progression est fulgurante, profitant de la désorganisation des troupes américaines en plein retrait.
Août 2021 : les talibans prennent Kaboul et réinstaurent l'émirat islamique d'Afghanistan.