Vers une constitutionnalisation de l'accès à l'IVG en France ?

Une décision historique à une nuance près : le Sénat français s’est prononcé en faveur de l'inscription dans la Constitution de la "liberté de la femme" de recourir à l’IVG, une formulation qui met de côté la notion de "droit ". Défenseur-e-s des droits des femmes, élu-e-s et expert-e-s sont nombreux à insister sur la nécessité de garantir ce droit, dans un contexte global où il est en recul dans le monde, notamment en Europe, dans le sillage des Etats-Unis. 

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vote senat
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Le Sénat a décidé le 1er février 2023 d'inscrire "la liberté" d'accès à l'avortement dans la Constitution, à 166 voix contre 152. Le texte de loi devra être à nouveau soumis au vote des député-e-s. 
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Le droit à l'avortement bientôt inscrit dans la Constitution française ? Le débat reprend ce 1er février au Sénat avec l'examen d'une proposition de loi venue de l'Assemblée, mais avec une donnée nouvelle, une contre-proposition émanant de la droite.
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Manifestantes Constitution IVG
©AP Photo/Aurelien Morissard
Manifestantes devant l'Assemblée nationale, à Paris, le 24 novembre 2022, alors que les députés commencent à débattre d'une proposition visant à inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution française.
 
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"La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse". Voilà donc la formulation qui a réussi à convaincre le Sénat à majorité de droite de garantir le libre accès à l'avortement en l'inscrivant dans la Constitution. L'amendement voté mentionne la "liberté de la femme" de recourir à l’IVG, une formulation qui abandonne la notion de "droit". Une nuance qui a permis sans doute de convaincre la Chambre haute, à dominance conservatrice.

Le texte a recueilli 166 voix pour et 152 contre. Il doit maintenant retourner à l'Assemblée nationale. Il faudra ensuite que le Parlement adopte la même version du texte. Une proposition de loi constitutionnelle doit en effet être votée dans les mêmes termes par les deux chambres, puis soumise à référendum pour être adoptée définitivement.

Le changement de formulation est venu d'un élu de la droite républicaine, Philippe Bas, qui fut un proche collaborateur de Simone Veil. Il s'agit selon lui de "garantir l'équilibre de la loi Veil". "Il n'y a pas de droit absolu", a-t-il souligné, expliquant que sa formule "permet au législateur de ne pas abdiquer ses droits en faveur du pouvoir constituant".

Une "avancée majeure pour le droit des femmes", selon les socialistes. "Historique", a réagi sur Twitter la cheffe de file du groupe La France Insoumise à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, à l'origine de la première proposition de loi qui avait été adoptée à l'Assemblée en novembre dernier.

Les droits sur la santé des femmes de moins en moins respectés

"Depuis plusieurs années, nos colloques traitent des droits et de la santé des femmes. Cela signifie que les droits des femmes ne sont toujours pas respectés. Et lorsqu’il y a des conséquences sur la santé des femmes, le sujet nous interpelle," explique le professeur Henri-Jean Philippe, secrétaire général d'ASF. Depuis 2015, l'association Actions Santé Femmes rassemble une équipe de médecins, sages-femmes et cadres de santé qui s'engagent pour la santé des femmes en difficulté. Chaque année, l'association réunit un panel de spécialistes pour aborder tous les aspects d'un thème affectant la santé des femmes dans le monde.

Dans les pays où l’IVG est illégale, les conséquences sont importantes sur la mortalité des femmes, multipliée par 50 à 100 par rapport aux pays où l’avortement est légal.
Henri-Jean Philippe, gynécologue obstétricien

Mi-janvier, l'accès à l'interruption volontaire de grossesse était à l'ordre du jour du colloque d'ASF qui se tenait au Palais du Luxembourg, à Paris. Un choix guidé par l’actualité, explique Noëlle Bessières, ancienne gynécologue obstétricienne et présidente de l'association. "La décision des Etats-Unis nous a ébranlés et nous nous sommes aperçus que, même en Europe, les droits à l’IVG sont menacés. Un certain nombre de pays sont en recul, soit par une législation très stricte, comme en Pologne ou en Hongrie, ou par des méthodes de dissuasion, comme obliger une femme qui veut avorter à écouter les battements de cœur du fœtus… On sent un mouvement qui pourrait monter, même si en France, le droit à l'IVG n’est pas menacé et que l’on parle même de l’inscrire dans la Constitution. Il faut rester vigilants. 

A la lumière de l'expérience de l'association sur le terrain, le professeur Henri-Jean Philippe confirme : "Nos missions à la frontière de l’Ukraine, notamment en Pologne et en Roumanie, nous ont révélé que, au cœur même de l’Europe, la situation n’était pas claire et que le sujet méritait d’être traité." Aujourd’hui, ce sont 45% des avortements pratiqués dans le monde qui sont considérés comme non sûrs ou non sécurisés, un chiffre alarmant quand l’on sait que plus de 73 millions d’IVG ont lieu chaque année, dont plus de la moitié en Afrique, dans des conditions plus que dangereuses. Les conséquences pour les femmes sont désastreuses – décès, mais aussi septicémie, traumatisme physique ou psychique, stérilité ou autres lésions inguérissables.

Evolutions contraires

Ces dernières années, le droit à l'IVG a connu dans le monde des évolutions contrastées, entre restrictions, jusqu'à l'interdiction, et légalisation, jusqu'à la constitutionalisation. Au total, 24 pays interdisent l’avortement dans toutes les situations. Le recours à l’IVG est accessible sur demande dans 75 pays, dont la France. Depuis 1994, 59 pays ont reconnu l’interruption volontaire de grossesse comme un droit fondamental, et 4 pays, dont les Etats-Unis, ont restreint son accès.

"D'un côté, il y a une dimension humaine, car il s’agit d’un futur enfant. Aujourd'hui, avec les échographies, l’enfant existe de plus en plus tôt dans l’esprit des familles, puisqu’on entend le cœur battre à un mois et demi de grossesse, explique Henri-Jean Philippe. D’autre part, dans les pays où l’IVG est illégale, les conséquences sont importantes sur la mortalité des femmes, multipliée par 50 à 100 par rapport aux pays où l’avortement est légal. On sait également que les femmes éprouvent ce besoin d’avortement de manière fréquente : en France, une femme sur trois est confrontée à cette nécessité au cours de sa vie. Ce n’est pas une situation exceptionnelle. Il n’est donc pas acceptable qu’elle conduise à la mort de femmes."

L'IVG réprouvé depuis toujours, vraiment ?

Dans l’antiquité, aucune loi n’interdit l’avortement, ni dans les textes philosophiques, ni dans les textes législatifs ou médicaux, explique Jean-Christophe Courtil, spécialiste en langue et littérature latine et historien des idées. "Les philosophes antiques, Platon ou Aristote, eux, donnent à plusieurs reprises des raisons valables pour avorter. Dans la démocratie "idéale" de Platon, il ne faut pas qu’il y ait trop de citoyens. Pour cela, le recours à l’avortement est indispensable. On peut même y avoir recours pour faciliter la situation économique d’une famille. Car plus une famille a d’enfants, plus elle s’appauvrit."

L’interdiction ne vient qu’au IVe siècle, avec les premiers auteurs chrétiens, qui commencent à qualifier l’avortement d’homicide, de crime, explique l'historien. "Il n’y a jamais de jugement négatif sur l’avortement avant qu’un médecin comme Théodore Priscien n'affirme que l'interruption volontaire de grossesse est interdite par la médecine. C’est la première fois." Or c'est sur cette position que se fonde la réflexion moderne, plutôt que sur la pensée païenne. "Quand on se réfère aux anciens, c’est pour rappeler que les pères de l’Eglise affirmaient que l’avortement était un homicide qui empêchait le salut des âmes des enfants à naître en les condamnant aux limbes."

Le serment d’Hippocrate ne comporte pas d’interdiction de l’avortement, mais un meilleur encadrement pour éviter que les femmes décèdent lorsque de pratiques ou d'accouchements dangereux.Jean-Christophe Courtil, historien des idées

Serment d'Hippocrate, IVe siècle avant notre ère.
Serment d'Hippocrate, IVe siècle av. J.-C.
©JCCourtil

Or l’interruption des grossesses non désirées est exposée dès les premiers textes rendant compte des pratiques médicales et il suffirait de remonter un tout petit peu plus tôt dans le temps pour trouver un certain nombre de textes montrant que l’avortement a toujours été accepté par les sociétés anciennes et que l’interdiction est relativement récente dans l’histoire de l’humanité, précise Jean-Christophe Courtil : "Le serment d’Hippocrate, par exemple, souvent cité pour expliquer que l’avortement était interdit dans l’antiquité, a été déformé, mal interprété. ll ne comporte pas d’interdiction de l’avortement, mais un meilleur encadrement demandé par des médecins pour éviter que les femmes décèdent lorsque de pratiques abortives dangereuses ou d’accouchement qui se passent mal... Le corpus hippocratique ne propose pas moins de 128 compositions pharmaceutiques d’avortement, plus ou moins dangereuses". 

Notre temps : un siècle éclairé ?

Pour Jean-Christophe Courtil, la période actuelle est plus ambigüe face à l'avortement : "On s’imagine qu’au Moyen Age, ou avant, le poids de l’Eglise étant plus important, il était plus difficile de pratiquer l’avortement. Or la période que l’on vit est beaucoup plus préoccupante, puisque la pensée occidentale s’est largement émancipée de l’Eglise, mais que, pourtant, un héritage très fort perdure de manière latente. On le retrouve dans le discours de certains théoriciens, philosophes, la mouvance pro-vie... Or on ne peut plus dire, aujourd’hui, ne les esprits ne soient pas éclairés. Il y a eu l’avènement de la science moderne et nous sommes sans cesse submergés d’informations. Nous connaissons les dangers de l’avortement, et pourtant, les mouvances perdurent, qui s’opposent coûte que coûte à lIVG, même en cas de viol ou de danger imminent de la vie des femmes."

Nous devrions nous questionner sur nos valeurs, notre société, l’importance que l’on donne à la vie des femmes et à leur liberté à disposer d’elles-mêmes.
Jean-Christophe Courtil, historien des idées

Pour l'historien, il faut se garder d’imaginer que la progression a été constante sur la question de l'avortement : "Sans pour autant nier les progrès des années 1970, et après, nous devrions nous questionner sur nos valeurs, notre société, l’importance que l’on donne à la vie des femmes et à leur liberté à disposer d’elles-mêmes, nous qui sommes si prompts à donner les leçons de morale aux non-occidentaux."

Droit ou liberté d'accès à l'IVG dans la Constitution ?

Pour Noëlle Bessières, présidente d'ASF :"Il n’y a qu’en inscrivant un droit dans la constitution qu’il est acquis. C’est la seule réponse pour garantir que l’on ne reviendra pas dessus." L'ancienne gynécologue obstétricienne porte un regard critique sur les récentes mesures adoptées en France pour faciliter l'accès à l'interruption volontaire de grossesse : "L’allongement des délais d’IVG obtenus récemment n’est pas la bonne réponse en soi. Il aurait mieux valu augmenter les moyens à la disposition des femmes pour accéder à l'IVG médicamenteuse," explique-t-elle.

Aux yeux du professeur Henri-Jean Philippe, l’inscription du droit à l'IVG dans la Constitution est avant tout une question de principe : "Il est important que le droit des femmes à disposer de leurs corps soit inscrit dans nos valeurs. Même si, dans les faits, une loi ne pourrait-elle pas supprimer ou restreindre l’accès à l’IVG même si elle est gravée dans la Constitution ?"

Jean-Christophe Courtil abonde dans le même sens : "La constitutionalisation de l’IVG serait, bien sûr, un pas en avant dans la longue marche de progrès vers le droit à l’IVG quels que soient les cas et les situations. Car ce que fait une loi, un autre peut le défaire, et comme on l’a vu aux Etats-Unis, il est toujours possible de revenir sur un droit qui semble acquis. Le fait que l’IVG apparaisse dans notre constitution serait une façon de l’ancrer de manière définitive, mais aussi, symboliquement, de marquer nos valeurs, puisque la Constitution est la définition même de ce que la France entend par république : quelles sont nos valeurs communes ?"

Pourtant, l'historien souligne que la constitutionalisation du droit à l'IVG ne protègerait de certaines dérives et que, s’il est très important, le travail légal ne suffit pas. "Dans des pays où l’avortement figure dans la loi, comme l’Italie, un grand nombre de médecins font valoir l’objection de conscience pour ne pas pratiquer les avortements, souligne-t-il. Jean-Christophe Courtil se méfie des lois, qui "donnent l’impression de protéger, alors que l’essentiel, c’est ce qu’il se passe dans les hôpitaux, lors des rendez-vous médicaux, ce que l’on dit aux femmes, est-ce qu’on les culpabilise ..?" La solution, dit-il, est davantage dans l’éducation et les mentalités : "Eduquer le personnel médical, les jeunes, pour montrer la réalité de l’avortement."

Un vote serré

Michelle Meunier, sénatrice de Loire-Atlantique, milite avec ferveur pour l'inscription du droit à l'avortement dans la Constitution française : "Une loi peut en défaire une autre lors d’un mandat différent. Inscrite dans la Constitution, une loi est beaucoup plus difficile à défaire. En France, on revient très peu sur la Constitution, depuis 1958."

Michelle Meunier
Michelle Meunier, sénatrice. 
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Ancienne militante du planning familial, Michelle Meunier est venue à la politique en défendant le droit des femmes à choisir leur maternité, à l'époque du vote de la loi Veil définitive, en 1979 : "On l’a oublié, rappelle-t-elle, mais la loi présentée par Simone Veil en 1975 avait été adoptée pour cinq ans seulement, dans un premier temps." L’IVG était alors présentée comme l'"ultime recours", rappelle la sénatrice : "A l’époque, nous ne pensions pas constitutionalisation ; nous voulions juste une loi pour que les décès cessent, pour que les femmes aient le droit d’interrompre leur grossesse en toute sécurité et que les professionnels puissent les y aider."

"On parle de droit à disposer de son corps, au respect du choix ; on se situe d’un point de vue d’autonomie des femmes", explique la sénatrice Michelle Meunier.

Le docteur Xavier Duval-Arnoud, vice-président d'ASF, souligne lui aussi une fracture générationnelle, même parmi les professionnels de santé : "Nous, les praticiens qui n’avons pas connu l’avant 1975, nous n’avons peut-être pas conscience du combat et des réalités que rencontraient les médecins d’il y a cinquante ans. Les drames des avortements clandestins soulignent le lien très net qu’il y a entre la légalisation de ce droit et la santé des femmes. Il est dangereux de penser que ce combat n’est pas notre problème. Ça ne peut pas 'ne pas être notre problème'"

En première lecture, au Sénat, la proposition de constitutionalisation de l'avortement avait recueilli 129 voix pour et 175 oppositions. Le 1er février, grâce à un subtil changement de formulation, le Sénat a dit oui. Le long chemin vers une constitutionalisation se poursuit et le débat n'a pas fini d'animer la scène politique française.