Fil d'Ariane
En 2021, la Colombie connaît une explosion sociale inédite. Les jeunes et les moins jeunes battent le pavé pour manifester contre une réforme fiscale, jugée injuste. À ce mouvement social, la police répond avec brutalité : le 28 avril, Leydi Cadena perd l’œil droit lors d’une manifestation. La jeune femme choisira le militantisme pour guérir. Elle en payera le prix fort. Rencontre.
Leydi Cadena, alors étudiante en Sciences politiques, a perdu l’œil droit lors d’une manifestation en avril 2021 en Colombie.
Des pyjamas. C’est tout ce que Leidy Cadena prend dans sa valise quand elle quitte de force la Colombie en 2021. L’état de détresse est tel que rien ne la prépare à sa nouvelle vie en Norvège, où elle trouve refuge. Pour la jeune militante de 24 ans, cette valise baroque résume son exil : « Je ne voulais pas partir et tout ce que j’ai pensé à prendre était absurde ». Pourtant, ce départ contraint a sauvé sa vie, celle de sa mère et de son compagnon.
Début 2021, le gouvernement de droite dure d’Ivan Duque propose une série de réformes, dont une réforme fiscale très impopulaire. Comme le reste du monde, la Colombie sort d’un confinement qui n’a fait qu’aggraver les inégalités sociales déjà criantes. Cette proposition de hausse d’impôts est la goutte qui fait déborder le vase du mécontentement social. Les rues de Bogota, mais aussi des principales villes du pays, sont le théâtre de manifestations d’une ampleur que le pays n’a pas connue.
La nouvelle génération, elle, n’a pas peur contrairement à ses aînés. La terrible décennie des années 90 lui est étrangère et les réseaux sociaux sont le haut-parleur de choix.
Le 28 avril, le mouvement de «la grande grève nationale » est naissant mais déjà puissant.
Étudiante en Sciences politiques de 21 ans, Leidy Cadena se rend avec son compagnon dans une manifestation qui se tient dans la capitale. Quand celle-ci dégénère, le couple cherche à se mettre à l’abri auprès d’un groupe de policiers anti émeutes. Les deux étudiants lèvent les mains, montrent patte blanche, rien n’y fait. Un des membres de l’Unité antiémeutes de la police (ESMAD) tire avec son flash-ball sur Leidy Cadenas une balle en caoutchouc –un tir de LBD- dans l’œil et deux à la jambe. « Ils voulaient me mettre à terre », se souvient-elle.
Mon message est très clair, je ne vais pas me taire. J’ai le droit de manifester, d’être dans la rue. Leidy Cadena, militante colombienne
Elle est opérée d’urgence, mais impossible de sauver l’œil droit : « Je ne tarde pas à dénoncer sur Instagram ce qui vient de m’arriver, je raconte et j’encourage les gens à continuer les manifestations. Mon message est très clair, je ne vais pas me taire. J’ai le droit de manifester, d’être dans la rue. La vidéo devient virale, plus de 5 millions de vues ».
La militante des droits humains a été la première manifestante à perdre un œil pendant ce mouvement social et à documenter son vécu étape après étape sur les réseaux sociaux.
Leidy Cadena, blessée à l'oeil par un tir de LBD lors d'une manifestation à Bogota le 28 avril 2021, va poster ses photos sur son compte instagram pour dénoncer les violences policières.
Plus de 100 jeunes subiront le même sort, sans parler des blessés, des disparus et des morts. Calme, droit dans les yeux c’est ce récit qu’elle déroule avec précision lors de son passage à Paris. La jeune femme dans la vingtaine n’est plus. Reste une femme solide qui a déjà vécu plus d’une vie.
Après son opération, à peine sortie de l’hôpital, l’étudiante continue son activisme, se mobilise pour récolter de l’argent « pour ceux qui sont en première ligne du mouvement », rend publique son histoire, la presse nationale et internationale s’en font l’écho. Et audace parmi toutes les audaces, elle porte plainte.
« Dans un pays où la police s’autorégule », chercher que justice soit faite enclenche un engrenage infernal. Elle encourage les autres mutilés oculaires à porter également plainte, elle les oriente vers des cabinets d’avocats qui peuvent les représenter, conseille des organismes qui proposent un suivi psychologique. Et commence à ouvrir une brèche inexistante : « Avant les manifestations de 2021, on ne disposait pas de démarche spécifique pour les plaintes portant sur les violences policières et plus spécifiquement sur les cas de mutilation ».
Moins de la moitié de ceux qui ont subi une mutilation oculaire portera plainte toujours « par peur » et aussi par manque de ressources.
Leidy Cadena après son opération à l'oeil, qu'elle perdra. La militante est devenue le visage de la contestation contre les violences policières en Colombie.
La police entame alors une enquête interne où le couple sera violemment interrogé « dans un commissariat plein de policiers armés sans la présence de mon avocat ». Au cours de l’interrogatoire, le couple se rend compte que la police a minutieusement enquêté sur leur vie et qu’elle sait que Sebastián est fils de policier. « À leurs yeux, il était inconcevable qu’un fils de policier puisse être avec une femme ‘comme moi’ qui manifeste, qui s’exprime. Ils ont dit clairement à Sebastián Quiñones : si ton père ne t’a pas bien élevé, nous allons le faire pour lui ». Les officiers chargés de l’enquête interne ne prennent même pas la peine de dissimuler leurs menaces.
Au cours de l’interrogatoire « qui est un amas de violations des droits humains » - signale Leidy Cadena- les deux étudiants remarquent qu’un policier ne cesse de les contredire. Ils apprendront plus tard qu’il s’agit du policier qui a tiré sur la militante. D’ailleurs, en regardant des vidéos du jour de la manifestation, Sebastián réussira à identifier le policier en question.
L’étudiant en biologie en fait donc les frais puisque la police tient ses promesses « d’éducation ». En se rendant à l’Université, il sera plusieurs fois arrêté, dénudé, battu, dépouillé. Il est contraint d’arrêter ses études sans finir sa licence.
Malgré les preuves accablantes, sur le plan judiciaire l’affaire n’avance pas et cumule un nombre scandaleux d’irrégularités : « Mon dossier a été transféré vers l’unité qui s’occupe des violences sexuelles, hors, mon dossier relève des violences policières. Une audience a récemment eu lieu où le parquet a pu établir le lien entre un coupable et les faits, mais ni moi ni mon avocat étions présents. On nous dit que l’audience s’est tenue dans les règles, on ne sait même pas ce qui s’est dit lors de cette rencontre. Au cours de la procédure, au moins cinq juges ont été assignés à mon dossier ».
Si la police colombienne est toute puissante, semble fonctionner en dehors de tout cadre régulateur et jouit d’une impunité à toute épreuve, l’acharnement que subit Leidy questionne. Que représente une seule personne dans la machine répressive ? « Je suis une femme » et un des visages éborgnés de la contestation. Les remarques sexistes émaillent tous les échanges avec la police.
« Je suis convaincu que le témoignage de Leidy a encouragé de nombreux jeunes à manifester », analyse pour sa part son compagnon. Les mécanismes d’effacement brutal du militantisme politique féminin, bien documentés par l’enquête « Femmes à abattre » , sont tous là.
Les menaces sont constantes et de plus en plus inquiétantes jusqu’au jour où un incendie volontaire est déclaré au domicile de la jeune femme où elle vit avec sa mère, son frère et son compagnon qui s’installe chez elle. La situation n’est plus tenable.
Leidy Cadena et son compagnon Sebastian Quinones lors de notre entretien en octobre 2023 à Paris.
Les deux femmes vendent tout ce qu’elles possèdent « pour payer les billets d’avion ». Leidy, Sebastián et la mère de Leidy prennent un aller pour le pays nordique qui les accueille non sans difficulté. Leur première demande d’asile en Norvège est refusée. Si les premiers mois en exil sont consacrés aux éprouvantes démarches administratives, dans son nouveau pays, l’activiste continue de tisser des liens y compris avec Amnesty International.
Je me disais que si je devais mourir, autant être tuée en Colombie. Leidy Cadena, militante colombienne
Infatigable, solide peu importe la latitude, oui mais… « Tout ce qui m’était arrivé, mon œil, l’opération, les menaces, l’exil… J’étais restée debout, mais je me suis effondrée quand une très bonne amie qui avait également était blessée est décédée. On dit qu’elle s’est suicidée mais je n’y crois pas. Je ne pouvais pas sortir du lit. Je me demandais ‘pourquoi moi’, je n’avais pas de pulsions suicidaires mais je me disais que si je devais mourir, autant être tuée en Colombie. Pourquoi j’étais dans ce pays froid, sans lumière où je ne parlais pas la langue ».
Le soutien toujours sans faille de sa famille et de son entourage la tirent du gouffre. L’accompagnement psychologique intense fait aussi son œuvre. « Une amie m’a avoué que c’était ma force qui l’aidait à tenir. À ce moment-là, je me suis dit que j’avais pleuré tout ce que j’avais à pleurer et qu’il était temps d’aller de l’avant ». Deux ans après, la militante se sent « pleinement intégrée dans la société norvégienne et continue à apprendre la langue », indispensable pour intégrer l’université norvégienne.
Au moment de la « Grande grève nationale », Leidy Cadenas avait le projet de faire un master en droits humains. Un projet en suspens mais pas si éloigné de son activisme.
Depuis la Norvège, elle continue à se battre pour que sa plainte aboutisse et pour une véritable réforme de la police : « Ce pays garantit notre sécurité et j’en suis profondément reconnaissante. Nous n’avons plus peur pour nous mais pour notre famille restée en Colombie, notamment mon frère. Ce n’est pas pour autant que nous ferons marche arrière. Ce n’est pas maintenant que je vais me taire ».
C’est très étrange d’endosser le statut de victime. Mais il est important de le faire, de le revendiquer et d’en faire quelque chose pour aider les autres. Leidy Cadena
Une année après le mouvement social qui a changé la vie de Leidy Cadena et des siens, le premier président de gauche de l’histoire de la Colombie était élu, Gustavo Petro. Un espoir pour mener à bien cette réforme de la police tant réclamée. Mais pour l’instant, le changement n’a été que « cosmétique ». « Les voitures de l’Unité antiémeutes de la police (ESMAD) responsable de cet usage excessif de la force ont été peintes et le nom de l’unité a été changé ». C’est au Congrès qu’une réforme de fond reste bloquée malgré la volonté politique de l’exécutif.
Leidy Cadena et évoque sans tabou la fatigue du militantisme mais nous les « Latino-Américains nous sommes résilients ». D’ailleurs, elle parle de son pays sans amertume et rêve d’y revenir. Elle puise désormais sa force dans les récits des colombiens exilés à cause du conflit armé. « En les lisant, je me dis que moi aussi peux y arriver. C’est très étrange d’endosser le statut de victime. Mais il est important de le faire, de le revendiquer et d’en faire quelque chose pour aider les autres ».
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