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Au-delà des clivages ethniques, les Indiennes unies dans la colère

Dans le nord-est de l'Inde, la solidarité de genre prend le pas sur l'appartenance ethnique. Des femmes du groupe Meira Paibis ont incendié les maisons d'hommes de leur propre clan accusés d'avoir forcé deux femmes à défiler nues parmi la foule, même si les victimes appartiennent à une ethnie adverse

L'Inde reste un pays conservateur et patriarcal, mais dans la communauté hindoue des Meiteis, les femmes ont un rôle plus important. Ce 20 juillet 2023, ce sont elles qui se sont retournées contre des hommes de leur propre peuple et donné libre cours à leur colère après l'humiliation publique de deux femmes, même si celles-ci étaient d'une ethnie adverse. 

C'est la diffusion d'une vidéo de 26 secondes qui a mis le feu aux poudres. Elle montre deux femmes kukies forcées de se déshabiller, puis prises à partie et agressées par une foule d'hommes meiteis. Et ce sous les yeux de la police qui, selon le site d'informations The Wire, était sur place mais n'a rien fait pour aider les victimes.

Toutes ethnies confondues, les femmes n'acceptent pas l'humiliation, le harcèlement – et le probable viol – de ces victimes qui, à leurs yeux, sont des femmes avant d'être Kukies, une minorité contre laquelle les Meiteis se battent depuis des mois.

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Voici près de trois mois que dans l'État du Manipur, dans le nord-est de l'Inde.  s'affrontent les Meiteis, l'ethnie dominante majoritairement hindoue, et les Kukis, en général chrétiens. Ces derniers s'élèvent contre l'éventualité que la communauté des Meiteis obtienne un statut privilégié, celui de "tribu répertoriée", qui leur garantirait des quotas d'emplois publics et d'admissions dans les universités. Une perspective qui, en outre, a ravivé des craintes parmi les Kukis de voir les Meiteis autorisés à acquérir des terres qui leur sont actuellement réservées.

Le conflit a fait de nombreuses victimes. Des milliers de maisons et des églises ont été brûlées au cours de ces violences, et des dizaines de milliers de personnes ont fui vers des camps gérés par le gouvernement.

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Meira Paibis en action

Le 20 juillet 2023, quatre premiers suspects sont interpelés, après avoir été identifiés sur la vidéo, datée de mai 2023 et devenue virale entre-temps. A ce jour, six arrestations ont eu lieu depuis la diffusion de la vidéo. La police assure faire le nécessaire pour trouver d'autres suspects des sévices infligées aux deux femmes kukies. 

Les deux communautés condamnent. Au moins sur un point, elles sont d'accord. 
Suchitra Rajkumari, militante

Dès les premières arrestations, un puissant groupe de militantes meiteies, rassemblées sous le nom de Meira Paibis a jeté des bottes de foin sur la maison de l'un des quatre hommes à Imphal, la capitale de l'Etat, pour l'embraser. Au moment où l'incendie faisait rage, les femmes se sont acharnées sur les murs et le toit de l'habitation en frappant avec des bâtons.

Le lendemain, un autre groupe de femmes a détruit la maison d'un deuxième suspect, la réduisant également en cendres. "Nous condamnons les violences faites aux femmes et pour cela, nous voulons la peine capitale", déclare Sumati, une militante qui souhaite ne dévoiler que son prénom. 

Les accusés et leur famille ne pourront plus vivre dans le village. C'est pourquoi nous avons détruit la maison.
Sumati

Les Meira Paibis ont aussi accusé Thangjam Lata Devi, la mère de l'un des suspects, d'avoir un fils "gâté", avant d'incendier la maison maternelle. "Les accusés et leur famille ne pourront plus vivre dans le village. C'est pourquoi nous avons détruit la maison", a justifié Sumati, qui a participé à la destruction d'une habitation.

"Les deux communautés condamnent cet événement", déclare Suchitra Rajkumari, 42 ans, une militante locale. "Au moins sur un point, elles sont d'accord".

 

Meira Paibis

Un policier de Manipur face aux femmes de Meira Paibis qui bloquent la circulation à Imphal, le 19 juin 2023. 

©AP Photo/Altaf Qadri

"Honte à la nation"

Des centaines de femmes se sont rassemblées pour manifester et exiger la démission du chef du gouvernement de l'Etat du Manipur, lui reprochant son inaction. "Des gens normaux peuvent-ils faire celà ? Même les chats, les chiens, les animaux n'ont jamais commis d'actes aussi répugnants", déclare une manifestante près d'Imphal.

Au-delà du Manipur, où les autorités ont désormais imposé la fermeture de l'internet, les images de l'humiliation subies par les deux victimes ont suscité des mouvements de protestation dans toute l'Inde.

Si le gouvernement n'agit pas, nous le ferons.D. Y. Chandrachud, chef de la Cour suprême

Pour le juge en chef de la Cour suprême d'Inde, D. Y. Chandrachud, les violences infligées aux deux femmes sont "tout simplement inacceptables... Si le gouvernement n'agit pas, nous le ferons", promet-il, selon le site d'informations juridiques Bar and Bench.

Le fait est que, dans un rapport présenté devant un tribunal en juin, le groupe de la société civile Manipur Tribal Forum affirme que de nombreux et terribles actes de violence, notamment des viols et des décapitations ont eu lieu sans que les autorités de l'Etat n'ouvrent d'enquêtes.

Ces violences contre les femmes ont poussé le Premier ministre indien Narendra Modi à s'exprimer enfin, pour la première fois le 20 juillet, dans le contexte des affrontements interethniques qui ont éclaté en mai – l'opposition à New Delhi n'avait d'ailleurs pas manqué de souligner son trop long silence. Cette affaire "est une honte pour n'importe quelle société civilisée et fait honte à toute la nation", déclre Narendra Modi, qui assure que son "coeur est rempli de douleur et de colère". 

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Le gouvernement de l'Etat, dirigé par le parti nationaliste hindou au pouvoir Bharatiya Janata (BJP), assure que la police a pris des mesures dès l'apparition de la vidéo sur les réseaux sociaux, plus de deux mois après les agressions des deux femmes. Une "enquête approfondie" est en cours, indique le ministre en chef de l'Etat, N. Biren Singh. "Nous veillerons à ce que des mesures strictes soient prises contre tous les auteurs, y compris en envisageant la possibilité de la peine capitale", précise-t-il.

"Protéger notre peuple"

Si ces femmes meiteies font leur propre justice, elles savent aussi protéger leurs hommes. Le 22 juillet, elles étaient quelque 500 à bloquer des routes pour empêcher une centaine de policiers armés d'arrêter un suspect. Les affrontements ont duré trois trois heures. "Tuez-nous! Prenez-nous toutes !", criaient-elles, le visage enduit de dentifrice (qui, selon elles, protège des gaz lacrymogènes) et brandissant des torches enflammées. Elles affirmaient que les hommes que la police voulait arrêter n'étaient pas responsables ; les policiers sont rentrés bredouille.

Depuis le début des violences, de l'aube au crépuscule, des patrouilles de Meira Paibis martèlent les poteaux électriques pour donner l'alerte et barrent la route aux forces de l'ordre, qu'elles accusent d'être partiales en faveur des Kukis. "Notre tradition est d'aider notre peuple, cela nous donne une force intérieure déclare Matouleibi Chanu, également membre du groupe Meira Paibis. "Nous sommes prêtes à tout pour protéger notre peuple", déclare Chongtham Thopi Devi, 60 ans, une autre membre des Meira Paibis. L'armée a admis avoir dû relâcher douze membres de la milice meiteie en juin, après avoir été encerclée par 1 500 femmes. 

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Boucliers contre le recours à la violence

Selon les forces de l'ordre, les Meira Paibis utilisent leur genre comme bouclier, sachant qu'il s'agit d'un moyen de dissuasion contre l'usage de la force. De fait, pour disperser les femmes, la police reconnaît ne pas "pouvoir utiliser de la même force que pour les hommes, déclare un officier supérieur qui requiert l'anonymat. "Nous trouvons souvent des hommes cachés derrière ces femmes lors des manifestations et des marches, dit-il, mais ce sont toujours les femmes qui mènent".

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Les Meira Paibis font de la résistance

Figures respectées parmi les Meiteis, les femmes de Meira Paibis sont, depuis plusieurs générations, les gardiennes des valeurs morales au sein de la société. En temps normal, elles essayent de prévenir l'abus d'alcool et de drogues, et de maintenir la paix dans les famille. Appelées "imas" ou "mères", par les Meiteis, elles brandissent une torche enflammée comme symbole de leur action féministe et pacifiste.

Depuis le début du conflit Kuki-Meitei, cependant, elles endossent un rôle qui confine à celui de justicières. Elles ne se contentent plus de surveiller leurs villages, mais bloquent l'approvisionnement de produits de première nécessité dans les régions kuki, interceptent des documents pour les brûler, pillent les camions et détruisent les stocks d'armes. Selon une militante anonyme citée par le media indien en ligne inprint : "Dès qu'il y a un problème, nous sortons de chez nous pour prendre les choses en main. En ce moment aussi, notre État a besoin de nous et c'est pourquoi nous le protégeons."

Meira Paibis ciel sombre

Meira Paibis manifestant à Imphal, le 19 juin 2023. 

©AP Photo/Altaf Qadri

Les Meira Paibis ont participé à de nombreuses luttes, du soutien à la grève de la faim d'Irom Sharmila contre la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées aux manifestations réclamant le maintien de services publics essentiels. Elles restent surtout connus pour avoir manifesté nues à Imphal contre le viol et le meurtre présumés d'une femme de 32 ans par les Assam Rifles.

Bien que la police ait enregistré des plaintes contre ces femmes, toutes ont été déposées contre des "accusés inconnus", sans qu'aucune arrestation n'ait eu lieu à ce jour.

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