Le documentaire Électrons libres met à l’honneur six brillantes scientifiques, occultées ou oubliées par la grande histoire, victimes de l'"effet Matilda". Entretien avec sa réalisatrice, Safia Kessas.
Elles sont chercheuses, mathématiciennes, professionnelles de la tech ou ingénieures. Elles viennent de Londres, Bruxelles ou Vilnius. Electrons libres est un film en forme de portraits croisés sur le parcours exceptionnel de six femmes scientifiques qui ont réussi à s'imposer dans des domaines encore très masculins.
Dans votre film, vous parlez notamment du classement Pisa qui mesure les performances des élèves de 15 ans en sciences et mathématiques dans 80 pays. Les filles obtiennent de moins bons scores que les garçons. A quoi est-ce dû ? La peur de l'échec, le manque de confiance ?
L'enquête révèle une sorte de décrochage à la suite du Covid. Au final, les vieux réflexes, comme le manque de confiance, ont repris le dessus, alors que les études précédentes montraient justement une amélioration du différentiel entre les filles et les garçons dans les sciences. Cela signifie que cette question-là requiert encore toute notre attention, à tous les niveaux, que ce soit à l'école, en famille ou au niveau institutionnel.
Les femmes de sciences que vous avez rencontrées revendiquent aujourd'hui de changer la société, mais aussi la science pour la rendre plus sensible aux enjeux sociaux réels. Qu'est-ce que cela implique ?
Pour que la science soit bonne, et qu'elle soit bonne pour tout le monde, il faut qu'elle soit plus inclusive. Et pour qu'elle soit plus inclusive, il faut que les équipes soient plus inclusives. Ce qui vaut pour la science vaut pour la société. La plupart des études montrent que plus une équipe est diverse, meilleures sont ses décisions. Elles sont meilleures aussi en termes de prévisions. Le film montre aussi des exemples qui peuvent altérer la sécurité de tous et toutes si les femmes ne sont pas impliquées. Parce que lorsqu'elles le sont, elles vont avoir le réflexe de penser à elles et aux 50 % de la population qui leur ressemblent.
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En Lituanie 55 % des scientifiques sont des femmes. Un exemple d'égalité ?
Il est très intéressant de collaborer avec les équipes lituaniennes et d'essayer aussi de comprendre pourquoi, dans les pays de l'Est, les résultats sont bien meilleurs, que ce soit en Pologne ou en Russie, où il y a plus de femmes scientifiques, à la différence de la Belgique ou de la France.
Grâce à une chercheuse américaine qui s'appelle Kristen Ghodsee, on découvre que c'est, en réalité, dû à un héritage du système soviétique et communiste, qui poussait les femmes à occuper ces postes pour réaliser une forme de pleine égalité avec les hommes et à se libérer des tâches reproductives. Cet aspect-là est aussi mis en exergue dans Electrons libres, avec des archives qui remontent aux années 1950 et nous font voyager dans le temps.
Vous parlez aussi de la guerre froide, de la conquête spatiale. Qu'ont-elles changé dans les mentalités ?
A cette époque-là, les Soviétiques étaient en avance sur l'égalité homme/femme, en tout cas dans le domaine scientifique, ce qui a poussé les pays occidentaux à faire sortir les femmes de ce que l'on appelait "la cuisine et l'Eglise" pour se lancer dans ces métiers. C'est un autre prisme d'analyse, mais il y a une forme d'amnésie historique après la chute du mur de Berlin sur les apports de ces sociétés à l'époque. Electrons libres revisite l'histoire en mettant en avant ces femmes astronautes russes et d'autres scientifiques oubliées par l'histoire.
Sarah Baatout est directrice de l'unité de radiobiologie du Centre de recherche nucléaire à Mol, en Belgique. Il y a beaucoup d'angles morts dans le domaine médical par rapport aux femmes", dit-elle...
Le corps des femmes est moins bien pris en charge sur le plan médical à cause de ces angles morts dans la recherche. Sarah Baatout, dans ce centre de recherche nucléaire, se focalise aussi sur le cancer du sein, par exemple, où il y a aussi de grands manques. On en revient à cette réalité : plus les femmes montent dans les postes de direction, plus elles peuvent prendre conscience des biais et les compenser en amenant de plus jeunes femmes à travailler sur ces questions-là et créer une forme de mentorat pour combler ces écarts.
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Quel est cet effet Matilda, que le film aborde aussi ?
L'effet Matilda est un concept élaboré il y a quelques années pour démontrer que les femmes dans les recherches scientifiques étaient souvent oubliées, minorisées ou carrément supprimées des travaux qu'elles ont pu mener. Aujourd'hui, on remet au goût du jour ces scientifiques effacées qui ont été à l'origine de grandes découvertes. Elles ont parfois même été spoliées de prix, voire du Nobel, comme la scientifique Jocelyn Bell qui, en 1974, a découvert le pulsar. C'est son directeur de recherche qui a reçu le prix, même si son apport est aujourd'hui reconnu. L'effet Matilda, c'est que leur rapport dans les sciences, dans la recherche, dans l'histoire, est moins important, oublié. Aujourd'hui, il y a un renouveau et elles sont remises en avant.
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