Fil d'Ariane
Dans les jardins de l'Université américaine du Caire, sur l'emblématique place Tahrir, Dareen, 21 ans, scande ses rimes. En concert ou en ligne, la rappeuse électrise les fans et secoue la jeune scène rap égyptienne, dominée par les hommes.
Les mots coulent en cascade, sur des tempos inspirés de son enfance à Alexandrie, la grande ville côtière d'où sont venus la plupart des stars du rap national. A Alexandrie, assure Dareen, cheveux bouclés, gloss et longs ongles roses qui dépassent de mitaines en cuir, "on fait de l'art alors qu'au Caire c'est une vraie industrie".
"L'impact du rap se voient dans nos classements, nos données d'écoute et dans tous les événements culturels", confirme Mark Abou Jaoude, directeur de Spotify pour le Moyen-Orient, l'Afrique du Nord et l'Asie du Sud. En 2023, dans cette région, "60% des artistes arabes les plus écoutés étaient des artistes hip-hop", indique la plateforme.
S'il s'exporte aujourd'hui, le rap égyptien a un temps été "un genre méconnu et peu écouté avec un statut underground", explique le chercheur Amr Abdelrahim.
Loin des ghettos afro-américains où il est né il y a un demi-siècle, le rap et ses amateurs en Egypte restent "marginaux car ils appartiennent aux classes moyennes et supérieures, alors que le 'mahraganat' est bien plus populaire", affirme le chercheur à propos de ce mix de musiques populaires et électroniques, véritable mode d'expression de la jeunesse égyptienne. "Il suffit de se balader au Caire : dans les touks-touks, les magasins, ce qui s'écoute dans la rue", c'est l'électro-chaâbi des mahraganat qui mêle mélodies orientales et textes glorifiant la masculinité, la force ou l'argent, assure-t-il.
En face, les pionnières du rap au féminin assument un tout autre discours.
Dareen, qui descend de scène sous les applaudissements nourris, affirme vouloir parler de "tout", sans fard, quitte à raconter les épisodes les plus éprouvants de sa vie. Elle parle ainsi dans son dernier album Kawabes (cauchemars en arabe), "de la dépression et des sautes d'humeur" qu'elle a traversées "suite à des ruptures".
Et outre les problèmes personnels, l'artiste, dont la chanson Leïla approche les 180.000 vues sur Youtube, doit aussi lutter pour exister dans un pays où les femmes représentaient 15% de la population active en 2022, trois fois moins que la moyenne mondiale, d'après la Banque mondiale.
"Accepter notre liberté de rappeuses c'est dur, que ce soit pour nos familles, pour la société mais aussi pour l'industrie du rap qui n'est pas tendre", glisse-t-elle.
Ils ne sont pas convaincus que, nous les filles, on a des problèmes alors que c'est tout le contraire, surtout ici en Egypte où on doit faire face à du harcèlement et des obstacles en tant que femme. Dareen, rappeuse
"On ne nous prend pas au sérieux, ils ne sont pas convaincus que, nous les filles, on a des problèmes alors que c'est tout le contraire, surtout ici en Egypte où on doit faire face à du harcèlement et des obstacles en tant que femme", poursuit-elle.
De fait, "les rappeuses viennent quasiment toutes de la classe moyenne supérieure" alors qu'"on trouve plus de diversité sociale chez les rappeurs", dans le pays où deux tiers des 106 millions d'habitants vivent autour du seuil de pauvreté, rapporte Amr Abdelrahim.
Pour évoluer, il faut fréquenter des lieux où l'on rappe, être intégré dans les réseaux de rappeurs et de producteurs, un univers presque exclusivement masculin. Amr Abdelrahim, chercheur
Dans l'univers très machiste du rap, "pour évoluer, il faut fréquenter des lieux où l'on rappe, être intégré dans les réseaux de rappeurs et de producteurs, un univers presque exclusivement masculin".
Un univers qui n'a pas jusqu'ici vu émerger des figures hypersexualisées comme Cardi B ou Megan Thee Stallion aux Etats-Unis par exemple. "Assumer une forme de féminité très sexuelle n'est pas possible en Egypte", conclut le chercheur, "car les rappeuses sont jugées à la fois par la société et par leurs familles."
"La croissance est douloureuse. Le changement est douloureux. Mais rien n’est plus douloureux que de rester coincé dans un milieu auquel on n’appartient pas.", écrit en résonance Dareen, sur son compte Instagram.
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