Fil d'Ariane
Dans le Donbass ukrainien, les femmes accouchent dans des conditions précaires, sous les bombes, dans la dernière maternité qui les accueillent encore. Mais pour combien de temps ?
Dans le centre périnatal de Pokrovsk, le dernier en activité dans la région ukrainienne de Donetsk, rares sont les patients ou médecins ayant pu dormir, la ville essuyant sans discontinuer les bombardements russes. "On a eu dix attaques cette nuit, vous vous rendez compte ? Dix !", tempête Ivan Tsyganok, 58 ans, chef du centre.
Elles ne dorment pas assez, elles sont mal nourries, elles sont stressées en permanence. Ivan Tsyganok
Arpentant les couloirs au pas de course, ce grand obstétricien chauve aux airs de maître d'hôtel balance des ordres à droite à gauche, ouvrant les portes à la volée, pour visiter ses patientes. "Elles ne dorment pas assez, elles sont mal nourries, elles sont stressées en permanence", lance-t-il au coin d'une porte.
Pokrovsk est situé à une vingtaine de kilomètres du front dans une direction où les forces russes poussent depuis des mois pour s'emparer d'un grand axe routier qui relie la ville à Kramatorsk, grande cité du Donbass dont la maternité a été détruite.
"Avec la route fermée, on a du mal à orienter les patientes sur notre centre", explique le docteur. Selon lui, les femmes vivant près du front sont contraintes de faire un détour pour éviter un itinéraire pilonné par les drones explosifs. Avec l'intensification des combats, les ordres d'évacuation se multiplient dans les localités environnantes. Et la question de l'abandon de la maternité se pose, bien qu'elle soit débordée de travail.
Nous comprenons les risques, mais on ne peut pas arrêter le service tant qu'il y a des patientes ici. Ivan Tsyganok
"Nous comprenons les risques, mais on ne peut pas arrêter le service tant qu'il y a des patientes ici", balaye, catégorique, le docteur. En passant dans le bloc opératoire, il désigne d'énormes sacs de sable qui obstruent les fenêtres pour protéger les patientes des éclats d'obus.
L'électricité est un autre problème, la Russie ayant ravagé à dessein l'infrastructure énergétique du pays. "On a déjà eu une coupure de courant en pleine césarienne délicate, on a dû finir à la lumière de nos téléphones, à cause d'un problème de générateur", raconte le médecin, devant des fenêtres fêlées de son hôpital.
Certaines de nos infirmières vivent sur la ligne de front. Beaucoup sont parties. Ivan Tsyganok
Autre souci croissant : le personnel soignant se fait rare. "Certaines de nos infirmières vivent sur la ligne de front. Beaucoup sont parties, s'inquiète M. Tsyganok. La ville est périodiquement bombardée. La situation affecte à la fois nos employés et nos patients."
Selon lui, le nombre de naissances prématurées a "doublé" dans la région de Donetsk depuis le début de l'invasion russe en février 2022, du fait du stress chronique des mamans. "Les femmes sur le point d'accoucher doivent être dans un milieu protecteur et médicalisé. Quel genre de milieu protecteur peut-il y avoir en vivant à Avdiïvka ?", peste-t-il, en parlant de cette ville minière rayée de la carte par les frappes russes et finalement conquise par Moscou en début d'année.
Ouvrant la porte d'une chambre, il présente une jeune mère venue de Selydové, bourgade du coin bombardée sans relâche et dont la maternité a été détruite en février, tuant une femme enceinte ainsi qu'une mère et son enfant. Assise sur le bord de son lit, Tetiana Pychouk, 31 ans, a le regard perdu sur le tout frêle Timofiï, né il y a deux jours à peine.
Les cernes marqués, elle est exténuée. Elle a passé la nuit assise dans la relative sécurité du couloir à cause des missiles visant la ville. "Il y a eu des bombardements pendant toute ma grossesse" à Selydové, raconte la jeune femme, dont la première fille est née il y a 12 ans, grandissant déjà avec les bruits d'une guerre de plus faible intensité et limitée à l'époque au Donbass. Les larmes perlent sur son visage rond lorsqu'elle dit être partie pour Pokrovsk "lorsque les missiles à fragmentation sont tombés devant la maison", faisant voler en éclats portes et fenêtres.
Si les soldats se battent, c'est pour que leurs compagnes puissent accoucher ici. Yvan Tsyganok
Que réserve l'avenir à ses enfants? "Honnêtement, je ne sais pas ce qui se passera dans une semaine, dans deux semaines", assène Tetiana Pychouk, en essuyant ses joues mouillées.
Si la maternité devait fermer, les conséquences seraient "tragiques" pour les habitantes de la région, explique Yvan Tsyganok. "Nous devrions orienter vers Dnipro en véhicules médicalisés", dit-il. La ville, elle aussi fréquemment attaquée, se trouve à 200 kilomètres, soit deux heures trente de route. Transporter une personne en travail avec une hémorragie sur une si longue distance, c'est "la mort assurée", selon le médecin. "On va évacuer, on n'est pas inconscient. Mais je ne sais pas encore quand, reconnaît-il, mais on a une dette envers ces femmes. Si les soldats se battent, c'est pour que leurs compagnes puissent accoucher ici".
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