Fil d'Ariane
- Accueil >
- Terriennes >
- Égalité femmes-hommes >
- "Vierges sous serment" : en Albanie, des femmes se...
C’est à cette époque qu’Antonia Young a publié son étude, qui fait toujours autorité - Women Who Become Men. Albanian Sworn Virgins, traduction française : Les vierges jurées d’Albanie, Paris, Non Lieu, 2016 -, et que l’on a commencé à parler de cette tradition «sauvage» qui se perpétuerait en Albanie : des femmes assumaient le rôle d’homme tout en s’engageant à une virginité perpétuelle. Un homme doit tenir un fusil, ce qui serait incompatible avec « l’impureté » associée à la sexualité féminine.
Nous étions au milieu des années 2000, le pays s'était ouvert après un long repli de "démocratie populaire", et les vierges jurées d’Albanie avaient acquis une petite célébrité dont elles se seraient bien passées, quelques émissions de télévision (voir ci dessous un exemple produit par la télévision internationale russe RT) et la venue de photographes occidentaux en quête de cet exotisme dont l’Albanie semblait tenir la promesse, avec les règles strictes de la vendetta, la « reprise de sang » codifiée par le Kanun de Lekë Dukagjin.
A une dizaine de kilomètres de Bajram Curri, Tplan fait figure de refuge : cinq ou six vierges vivent dans les hameaux dispersés sur le poljé, le haut plateau calcaire qui forme le village. Haki m’a aussi fermé sa porte au nez dès que j’ai mis en avant ma qualité de journaliste, mais elle m’a laissé me goinfrer des fruits de son mûrier et admirer son jardin, un vrai jardin de curé avec un potager et des simples, bien protégés des vents de la montagne. Ces dernières vierges jurées ne seraient-elles pas les ultimes témoins d’un temps révolu? Sur le poljé, Emin faisait paître un troupeau de moutons. Toute sa vie, il a travaillé comme berger à la coopérative agricole, mais il a obtenu une retraite de bergère, au montant un peu moins élevé, dès l’âge de 55 ans. Emin vit chez des parents et montre ses mains crevassées de travailleur manuel : « Je suis incapable de vivre seul.e, je ne sais pas faire la cuisine, je ne peux par recoudre un bouton. »
Sokol a fini par m’ouvrir sa porte. Elle avait alors plus de 80 ans, le torse ceint d’une cartouchière et la tête coiffée d’un plis, le bonnet de feutre blanc des hommes. « Quand j’ai eu 14 ou 15 ans, j’ai refusé le mari que mes parents voulaient me donner. Pour cela, il fallait que je devienne un homme. » Sokol est une petite personne ridée, un minuscule vieillard androgyne. Sous le communisme, il a refusé les règles de la ferme collective et vécu seul.e dans la montagne. C’est la seule vierge qui accepte, du bout des lèvres, d’évoquer le sujet dont on ne parle jamais, celui de la sexualité. « La virginité n’est pas un problème. Pour quelques minutes de plaisir, il aurait fallu accepter de mener une vie de femme, c’est-à-dire de servante ? »
Au fil du temps, j’ai appris à ne pas forcer les portes, mais le hasard des reportages m’a souvent amené à croiser d’autres femmes, plus jeunes, qui assumaient des métiers et des rôles d’homme dans cette Albanie en perpétuelle « transition ». L’une conduisait une machine-outil sur le chantier de l’autoroute qui file vers le Kosovo, l’autre travaillait à la logistique du port de Durrës… Traditionnellement, la « conversion » d’une fille en vierge jurée répond au manque de garçons dans une famille, mais il existe aussi des cas de choix « libre », comme celui de Sokol. Devenue homme, la vierge jouit de l’ensemble des avantages et des obligations d’un homme. Si la famille est engagée dans une vendetta, elle peut tuer et être tuée comme un homme.