Fil d'Ariane
L'ONU vient de voter une résolution pour combattre le viol comme arme de guerre, un texte bien moins ambitieux que prévu suite aux pressions américaines. Loin de ces batailles diplomatiques, des survivantes osent briser le silence. Pour la première fois, elles étaient une cinquantaine à parler d'une même voix lors d'une tribune internationale au Luxembourg.
Pour elle, parler est un devoir. Nadia Murad, celle qui incarne la cause des victimes de crimes sexuels en temps de guerre partout dans le monde a été la première à témoigner lors du Forum Stand Speak Rise Up, qui se tenait au Luxembourg en partenariat avec l’association We are Not Weapons of War et la Fondation Denis Mukwege fin mars 2019.
Enlevée en 2014 par Daesh, retenue comme esclave sexuelle, l’Irakienne est membre de la communauté yézidie. Elle a vécu l’enfer pendant des mois avant de pouvoir s’échapper. Aujourd’hui prix Nobel de la Paix et ambassadrice de bonne volonté des Nations unies, elle affirme qu'"Il n’est pas facile pour une survivante de raconter son histoire et de s’adresser aux politiciens. Mais il faut le faire."
Si vous avez le courage de braver la honte et les normes sociales, nous n’avons aucune excuse de ne pas nous battre à vos côtés.
Denis Mukwege, gynécologue réparateur
Fulvia Chungana Medina, violée pendant la guérilla colombienne alors qu’elle était enceinte, emploie d'autres mots pour dire la même chose : "Ce qui ne se dit pas, ce qui ne s’écrit pas, n’existe pas. Nous parlons de ce que beaucoup de personnes ne veulent pas entendre. Nous parlons pour briser ce silence, pour exister, et pour que cela cesse."
Participant au forum, le docteur Mukwege, ce gynécologue congolais qui, depuis plus de vingt ans, "répare" les femmes victimes de viols adresse à ces victimes de viol en temps de conflits un message de solidarité : "Si vous avez le courage de braver la honte et les normes sociales, nous n’avons aucune excuse de ne pas nous battre à vos côtés."
L’Ukrainienne Iryna Dovhan a elle aussi insisté sur l’importance de ne pas souffrir en silence. Originaire de Donetsk, terrain de combat entre forces prorusses et armée ukrainienne, elle a été victime des séparatistes en 2014. "J’ai été arrêtée et torturée pour mes positions." En place publique, on lui retire ses vêtements. On lui accroche autour du cou un panneau avec inscrit "Marchandise d’occasion". Une photo d’elle est publiée dans le New York Times. Face à la réaction de solidarité du monde entier, elle est libérée. Aujourd’hui, Iryna Dovhan martèle : "Je ne vais pas me taire, je vais élever la voix pour que ma petite-fille ne connaisse pas cette violence."
"Comme les bombardements", les violences sexuelles sont programmées dans un seul but : anéantir psychologiquement. "Terroriser, humilier, spolier et pousser à l’exil les plus vulnérables", explique la Grande-Duchesse de Luxembourg, instigatrice du forum. En cela, elles destructurent les sociétés et sont "une arme de destruction massive". "Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ce qui se passe dans les zones sensibles où des milliers de femmes luttent jour après jour contre les viols, l’esclavage sexuel, les mariages forcés et les mutilations."
La survivante centrafricaine Bernadette Sayo s’exprime aussi pour les "sans-voix", celles qui n’osent, ou ne peuvent pas, parler. Intervenant lors de l'atelier "Rien sur nous ne se fait sans nous", elle a présenté le mouvement des survivantes de la République Centrafricaine, MOSUCA. "Notre slogan : L’union fait la force ! Nous avons compris qu’à travers notre histoire commune, on peut se soutenir, définir des actions et faire pression sur les décideurs."
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Comme le préconise la Sénégalaise Bineta Diop, fondatrice de l'ONG Femmes Africa Solidarité et envoyée spéciale de l’Union africaine (UA) pour la femme, la paix et la sécurité : "Les femmes sont les premières à subir la guerre. Celles aussi qui devraient gérer les conséquences (…) Les politiques ignorent leur vécu, car dans de nombreux pays, ce sont les hommes qui dirigent. Ce n’est pas normal. En tant qu’expertes de leurs propres besoins, elles doivent être impliquées."
Et pour faire résonner une voix au-delà des frontières, le MOSUCA s’est connecté au Réseau mondial de victimes et survivantes pour mettre fin au viol de guerre, SEMA ("Parle" en swahili). A l’initiative de la Fondation Dr. Denis Mukwege ce réseau fédère des mouvements de survivantes de 14 pays différents. "Il est très important de construire cette solidarité internationale. Les femmes réalisent qu’elles ne sont pas seules et cela les renforce, insiste Pierrette Pape, responsable du plaidoyer pour la Fondation Mukwege. S’organiser en réseau représente une déclaration collective contre les agresseurs."
Tel était le mot d’ordre du Forum. Nadia Murad a particulièrement insisté sur l’importance qu'il y a à condamner les auteurs et les instigateurs de ces crimes. "Cela fait cinq ans que le génocide des Yézidies a eu lieu. Les survivantes ont parlé, la plupart vivent dans des camps de fortune et manquent de tout. Mais jusqu’à présent, je n’ai pas vu un seul responsable de Daesh devant un tribunal." Pour la présidente de Nadia's Initiative, qui défend les droits des victimes de violences sexuelles, cela ne fait aucun doute : "On peut en parler autant qu’on veut, il faut des actions concrètes. Si les criminels étaient plus souvent trainés en justice, ils ne referaient pas la même chose."
Quand on touche au viol de guerre, on touche à des choses sensibles politiquement.
Céline Bardet, juriste internationale et présidente de We are not Weapons of War
Vasfije Krasniqi-Goodman, 37 ans, attend elle aussi une réparation au plan juridique. Comme 20 000 autres personnes (des femmes, mais aussi des hommes), selon les chiffres de Human Rights Watch, elle a été violée pendant la guerre qui a opposé la Serbie au Kosovo à la fin des années 1990. A ce jour, elle est la seule à avoir témoigné publiquement et brisé le tabou du viol. La plupart des victimes étant contraintes au silence et à la honte par peur des représailles ou par crainte de la stigmatisation par leur famille ou communauté. Après des années de procédure, les agresseurs de Vasfije ont été acquittés par la Cour suprême du Kosovo en 2014, faute de preuves tangibles.
"On entend souvent dire qu'un viol de guerre est difficile à prouver. Non, ce n’est pas plus difficile à prouver qu’un autre crime, insiste l’enquêtrice criminelle internationale, Céline Bardet. Ici-même, il y a plus de cinquante survivantes… Les preuves sont là." Certains pays ont aussi mis en place des mesures judiciaires pour criminaliser les violences sexuelles pendant les conflits. "Mais il ne suffit pas d’avoir des bonnes lois, il faudrait encore qu’elles soient appliquées", dénonce le docteur Denis Mukwege, outragé que les institutions à l’échelle nationale et internationale n’entreprennent souvent rien contre les auteurs de violences sexuelles, alors qu'ils sont connus.
Comment provoquer une prise de conscience et agir ? Ecoutez les réponses de Céline Bardet, juriste internationale, fondatrice et présidente de l'association We are not Weapons of War (WWoW) qui lutte sur la scène internationale contre l'utilisation du viol comme arme de guerre via des campagnes de sensibilisation, de partage d'expertises judiciaires et de soutien aux victimes.
"Le Forum n’est pas un aboutissement, c’est une page qui s’ouvre," insiste la Grande-Duchesse du Luxembourg, initiatrice du forum. Objectif : mettre sous les projecteurs un drame longtemps tabou, mais aussi trouver des solutions avec les survivantes pour mettre fin aux violences sexuelles dans les zones sensibles. D’autant que "les auteurs de viols ne seraient qu’une infime minorité", a précisé le docteur Denis Mukwege.
Des stratégies ont été esquissées, à commencer par l’importance de l’éducation, préconisée par le Prix Nobel de la Paix. Selon Denis Mukwege, il faut initier les garçons à une "masculinité positive", empreinte d’égalité et non de domination sur les femmes. L’expert français en géostratégie, François Heisbourg, a, lui, souligné que l’usage des outils informationnels de la mondialisation "accélèrent la communication concernant les méfaits criminels", facilitant ainsi la mobilisation de la société civile comme l’action diplomatique : "Nommer, dénoncer, boycotter sont plus que jamais à notre portée. Nous avons littéralement en main les outils qui permettent de se soulever."
Le Dr. Denis Mukwege a insisté sur l’importance des réparations "juridiques et financières", qui doivent permettre aux victimes d’être reconnues et réhabilitées pour recommencer leur vie. Il plaide ainsi pour la création d’un fonds "qui interviendrait quand l’autorité de tutelle ou l’État ne peut ou ne veut pas faire de réparation". Il existe déjà le Fonds de la Cour pénale internationale au profit des victimes. Mais comme le déplore la Malienne Mama Koité Doumbia, qui représente l'Afrique au Conseil du Fonds : "Nous manquons de moyens. Il n’y a aucun budget annuel." Leurs financements venant principalement "des contributions volontaires des Etats".
Enfin, il s’agit de "mener un travail de mémoire afin de léguer aux générations futures la vérité et ainsi contribuer à éviter les répétitions", selon Denis Mukwege. Il décrit ensuite le travail de son équipe au sein de l’Hôpital de Panzi, en République démocratique du Congo (RDC), dont on devrait "plus s’inspirer". Spécialisé dans le traitement des survivantes de violences sexuelles, cet établissement unique en son genre centralise assistance médicale, psychologique, socio-économique et juridique. "Toutes ces actions synergiques donnent du résultat, a-t-il souligné. Elles prouvent que les victimes ont un énorme potentiel de résilience. Elles peuvent transformer la souffrance en pouvoir, jusqu’à devenir des actrices du changement !"
Cette avocate gambienne a été nommée en 2012 à la tête de la plus haute instance pénale internationale permanente. Présente au Forum Stand Speak Rise Up, elle a tenu à réaffirmer son engagement dans la lutte contre les violences sexuelles en zones de conflit et sa responsabilité à en condamner les auteurs, malgré des blocages au sein de la CPI.