Fil d'Ariane
"C’était pendant le week-end d’intégration de mon école de commerce. Ces week-ends sont régulièrement organisés pour que tout le monde fasse connaissance. Le samedi soir avait lieu la première soirée. Je me souviens avoir bu un verre ou deux. Après, c’est le trou noir complet jusqu’au petit matin. Je n’ai absolument aucun souvenir de ce qui s’est passé après minuit. J’avais 19 ans." Ce récit, Emma* ne le raconte pas. Ni à sa psy, ni aux personnes qu’elle fréquente. Elles sont pourtant nombreuses à avoir vécu une situation similaire, comme en témoignent récemment plusieurs étudiantes de l’université de Laval.
"Mes camarades de classe m’ont trouvé à moitié nue dans les bois, ils ont décidé d’appeler les pompiers. Je me suis réveillée à l’hôpital. J’ai effectué des tests là-bas qui ont révélé que j’ai subi une agression sexuelle, probablement après avoir été droguée", poursuit-elle.
La docteure Samira Djezzar, qui dirige le Centre d'évaluation et d'information sur la pharmaco dépendance (CEIP) à l'hôpital Fernand-Widal de Paris, décrit ce qu’a subi Emma comme un viol par "soumission chimique". La soumission chimique est "l’administration à des fins criminelles ou délictuelles d’une substance psychoactive à l’insu de la victime". Souvent pratiquée dans les milieux festifs, la méthode consiste à glisser un médicament ou un stupéfiant dans le verre d’autrui pour en abuser. "Les effets des médicaments sont démultipliés par l’alcool ou la drogue, qui vont bon train dans les soirées", explique Samira Djezzar.
Dans les médias et la culture populaire, la soumission chimique est associée au GHB, qu’on surnomme communément "drogue du viol". Cette substance était utilisée à l’origine pour anesthésier les patients lors d’interventions chirurgicales. Elle est classée stupéfiant illicite depuis le début des années 2000. "Le GHB est surtout répandu aux États-Unis", constate le docteur Marc Deveaux, responsable d’un laboratoire d’analyses de toxicologie médico-légales. "Il y a un problème avec les séries télé américaines, dans lesquelles le GHB est souvent utilisé pour commettre des viols. Les producteurs véhiculent un modèle qui est repris bêtement par les séries policières françaises, alors que les États-Unis et la France sont deux mondes différents."
En 2017, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a recensé 462 cas de soumission chimique en France. Parmi eux, seules trois personnes ont été intoxiquées au GHB. "En France, quand on veut soumettre quelqu’un chimiquement, il suffit d’ouvrir l’armoire à pharmacie et de prendre les tranquillisants qui traînent", détaille Samira Djezzar. Facilement accessible sur ordonnance, cette famille regroupe des médicaments bien connus tel que le Xanax, le Lexomil, le Valium, le Stilnox, etc. Les effets ressentis sont semblables à ceux du GHB. "Ils ont des propriétés anxiolytiques et hypnotiques. Certains occasionnent également une perte de mémoire", dit Marc Deveaux. Selon l’ANSM, ces derniers représentent 41% des substances utilisées dans les cas de soumission chimique en 2017.
Emma se doute qu’elle a été droguée, mais elle n’en aura jamais la preuve. Les tests effectués à l’hôpital n’ont rien révélé.
"On peut détecter les tranquillisants jusqu’à dix jours dans les urines, mais le GHB seulement pendant dix à douze heures", note Marc Deveaux. Passé ce délai, une autre méthode est pratiquée : l’analyse séquentielle des cheveux. Entre six et huit semaines après les faits, on prélève trois mèches qui seront inspectées. "Attention, il faut absolument bannir les analyses faites dans les laboratoires qui ne sont pas compétents pour ce type de démarches très spécialisées", alerte-t-il.
Encore faut-il avoir porté plainte pour être dirigé vers une unité médico-légale apte à réaliser ces tests. Personne n’a orienté Emma. "On m’a déconseillé de porter plainte. On m’a dit que je n’avais pas de preuve de non-consentement, que j’allais devoir me battre pendant des années sans aucune garantie. J’ai préféré mettre cette histoire sous le tapis et essayer de passer à autre chose. Je me sentais très seule et coupable."
Selon Evelyne Josse, psychologue et professeure à l’université de Lorraine, les victimes de violences sexuelles ressentent toujours de la culpabilité, mais cette culpabilité est "décuplée en cas de soumission chimique. Parce que les femmes savent qu’elles ont bu ou pris des drogues, elles se disent que c’est de leur faute. Vu qu’elles ne se souviennent pas, elles ne peuvent pas non plus être certaines de ne pas avoir exprimé leur consentement. Elles s’en doutent, mais n’en ont pas la preuve. Il y a beaucoup de culpabilité liée à cette amnésie. Le black-out augmente la souffrance."
Emma a fait l’expérience de ce sentiment d’auto-accusation. "Dans le fond, je me disais que je l’avais mérité, que j’avais dû aguicher les mecs. Je n’étais pas bienveillante avec moi-même." Difficile de l'être lorsque la culpabilité change de camp. "Pendant le reste de mon année scolaire, j’étais vue comme la pute de service, qui boit trop, qui ne sait pas se tenir, celle à cause de laquelle l’école ne peut plus organiser de soirées. La directrice a feint de me soutenir pour ne pas que je porte plainte contre son établissement." Elle avoue avoir mis des années à qualifier de " viol" ce qu’elle a vécu, notamment à cause de la nébuleuse qui entoure son histoire.
Les résultats de l’enquête de l’ANSM montrent une augmentation de 36% des cas de soumission chimique entre 2016 et 2017. "Il y a un réel manque de prévention et un manque de connaissance concernant la soumission chimique", déplore Evelyne Josse. Même son de cloche pour Marc Deveaux : "Les urgences médicales, les médecins généralistes, les gynécologues et les pharmaciens sont très mal informés. C’est un problème de formation pendant les études médicales et pharmaceutiques, ainsi que de formation continue." Les campagnes de prévention du gouvernement sont également chose rare.
"Je vis avec ce traumatisme depuis dix ans, conclut Emma. Ça me bloque dans mon rapport aux hommes et dans ma sexualité. On parle sans arrêt de "lâcher prise", moi je n’y arrive pas. J’ai du mal à faire confiance aux inconnus. Je n’irai par exemple jamais sur une application de rencontres."
L'histoire d'Emma n'est pas sans rappeler celle de Shiori Ito, journaliste japonaise qui raconte dans un livre (La Boîte noire, sorti en France en avril 2019) comment elle a été droguée et violée en 2015 par un haut responsable d'une chaîne de télévision nippone. Un soir, prétextant vouloir lui parler d'opportunités professionnelles, il l'invite à dîner et glisse de la drogue dans son verre. Elle se réveillera quelques heures plus tard dans une chambre d'hôtel à ses côtés. Son témoignage a permis l'émergence du mouvement #MeToo au Japon, pays dans lequel les victimes ne portent que rarement plainte. Mais ce 18 décembre 2019, quatre ans après les faits, le tribunal de Tokyo lui accorde l'équivalent de 27 500 euros de dommages et intérêts. Une première dans un pays où Shiori Ito qualifiait elle-même de "suicide social" pour une Japonaise de porter plainte.
En France, le cas d'une jeune femme droguée et violée pendant le festival de musique Hellfest au cours de l'été 2019 a fait la Une. Son témoignagne est devenu viral sur les réseaux sociaux. "J'en suis à ma deuxième bière, donc très lucide. (...) mais je sens rapidement que quelque chose ne va pas. J'ai le coeur qui s'accélère, des nausées accompagnées de sueurs froides importantes. En fait, je dégouline", écrit-elle dans un message Facebook. Elle racontera ensuite qu'un festivalier l'a emmenée dans une tente pour l'agresser. Postant une description physique de celuci-ci sur Facebook, elle lance un appel à témoins pour tenter de l'identifier. La direction du Festival répondra qu'elle a mis en place les moyens de lutter contre ce phénomène, sans pour autant parvenir à retrouver trace de l'agresseur.
Vous me décevez. Vous remettez en cause sa parole c’est honteux
— (@intime_idante) July 2, 2019
Pour éviter l’intrusion d’un médicament dans une boisson, deux New-Yorkaises viennent d’inventer My Cup Condom, un film de latex à enfiler sur le verre et qui en épouse parfaitement les contours.
Autre initiative, autre concept : "undercover Colors", un vernis à ongles inventé par quatre étudiantes qui, une fois trempé dans le verre, change de couleur en présence de substance chimique.
Les conseils des spécialistes sont simples, mais ils peuvent sauver. Il faut de préférence rester en groupe, avoir un "Sam" (un.e membre du groupe qui ne boit pas et qui est désigné.e pour conduire et ramener ses ami.e.s, ndlr), éviter les mélanges alcool/cannabis, ne pas quitter son verre des yeux, ne pas accepter de verre de la part d’un inconnu, et le plus important : en parler pour libérer la parole.
* le prénom a été changé