Violences conjugales : la France convoque un "Grenelle", les associations mettent la pression

Le 3/9/19 : date symbolique choisie par le gouvernement pour lancer le premier "Grenelle" sur les violences conjugales. Cette date fait référence au numéro d'appel gratuit, le 3919. Alors que le cap des 100 femmes tuées depuis janvier vient d'être franchi, que faut-il en attendre ?  Les associations, dont certaines n'ont pas été invitées, comptent sur des actes et surtout un budget adapté à l'ampleur du fléau. 
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Dimanche 31 août 2019, un rassemblement était organisé place du Trocadéro à Paris, en hommage aux cent femmes victimes de féminicides en France depuis janvier et pour réclamer à l'Etat d'allouer un budget de 1 milliard d'euros pour lutter contre ce fléau. 
©captureecran/pagefacebook#NousToutes
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Dimanche 1er septembre, une femme de 92 ans est grièvement battue à coups de poing et de canne par son mari, 94 ans, à leur domicile. C'est sa fille qui la trouve à l'agonie et qui prévient les secours. Transportée à l'hôpital, elle succombe à ses blessures quelques heures plus tard. Son mari est, dans un premier temps, placé en garde à vue, puis interné dans un établissement psychiatrique.

Chronique d'un féminicide "ordinaire"

Cette vieille dame est la 101ème femme à mourir sous les coups d'un homme depuis le début de l'année, selon le décompte des bénévoles de la page Facebook, Féminicides par compagnons ou ex, avec lesquelles nous avions parlé avant l'été.

Retrouvez l'article ici ► Féminicides par compagnons ou ex : une page Facebook pour recenser les meurtres de femmes

C'est dans ce contexte de violence au quotidien (ou presque : une femme est tuée tous les deux jours et demi en France depuis janvier), que le gouvernement français convoque un "Grenelle" des violences conjugales. Objectif : faire reculer le nombre de meurtres de femmes par des hommes, ainsi que les violences physiques ou sexuelles dont sont victimes quelque 220 000 femmes chaque année dans un cadre conjugal, selon les données officielles.

"Ce qui va permettre d'agir efficacement, c'est une action coordonnée", souligne la secrétaire d'Etat à l'Egalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, lors d'une rencontre avec la presse.

Cette réunion sera la première à rassembler sur ce sujet un panel conséquent de ministres. Car le ton est donné, il s'agit ici de mettre en oeuvre des moyens d'agir de manière transversale. Autour du Premier ministre français Edouard Philippe et de Marlène Schiappa, sont attendu.e.s Nicole Belloubet (Justice), Christophe Castaner (Intérieur), Jean-Michel Blanquer (Education), Julien Denormandie (Logement) et Adrien Taquet (Protection de l'enfance). Des "annonces fortes" seront faites dès le premier jour du Grenelle, a promis la secrétaire d'Etat.

A la même table sont également conviées quatre-vingt personnes : agents publics, responsables associatifs, actrices et acteurs de terrain, policier.e.s, gendarmes, magistrat.e.s et avocat.e.s, ainsi que des proches de victimes de féminicides. Cette concertation s'achevera le 25 novembre, lors de la journée pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

L'occasion aussi pour les autorités de lancer une campagne médiatique autour du numéro d'appel de secours gratuit, le 3919, lancé déja depuis plusieurs mois. 
Dans les médias, presse écrite, radio, télé et réseaux sociaux, de nombreuses personnalités se sont associées à cette campagne. Harry Roselmack, Sylvie Tellier, Louane, Christophe Beaugrand, les Brigitte, Robert Pirès ou encore Tatiana de Rosnay participent à un clip de sensibilisation diffusé sur les réseaux sociaux.
 


Un clip de campagne, qui a coûté 4 millions d'euros, ce que dénoncent les associations d'aide aux victimes.

Pas de Grenelle du "fake news"

La veille du coup d'envoi du Grenelle, un collectif d'associations féministes mené par la Fondation des femmes a organisé une conférence de presse, rue de Vaugirard à Paris, dans un lieu amené à devenir un centre de l'égalité femmes-hommes. "On ne veut pas d'un Grenelle des fake news, on va être extrêmement attentives à ce que ce ne soit pas une opération de communication de la part du gouvernement", lance en introduction, Anne-Cécile Mailfert, la présidente de Fondation des femmes.
 

"C’est à un véritable Plan Marshall contre les violences faites aux femmes que doit aboutir le Grenelle (...) Le temps n’est plus aux mesurettes ou aux énièmes plans, le Grenelle doit aboutir à un changement de paradigme", déclare-t-elle
 

Pas de mesurettes, et donc un vrai budget bien plus ambitieux pour faire face à l'ampleur du fléau. 

Le rapport “Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ?” de 2018 estime à 78,1 millions d’euros la part réelle du budget de l’Etat consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes (sur un budget total de l’Etat de 544 millions pour les politiques d’égalité, dont environ 50 % est dédié à l’aide au développement). Le budget annuel nécessaire s'élèverait à 506 millions d’euros, selon les estimations basses, et jusqu'à 1, 1 milliard d’euros en estimation haute, celle-ci prévoyant l'accompagnement des 225 000 femmes victimes de violences recensées chaque année.
 

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Dimanche 31 août 2019, un rassemblement était organisé place du Trocadéro à Paris, en hommage aux cent femmes victimes de féminicides en France depuis janvier et pour réclamer à l'Etat d'allouer un budget de 1 milliard d'euros pour lutter contre ce fléau. 
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Dimanche 31 août, à l'initiative du collectif féministe #NousToutes, un rassemblement était organisé place du Trocadéro, à Paris, pour réclamer à l'Etat un budget de 1 milliard d'euros. "Le constat en ce début d’automne est affligeant. Non seulement aucune amélioration n’est annoncée, mais on assiste même à une régression des droits des femmes, avec la fermeture progressive de nombreux lieux d’accueil qui ont pourtant fait la preuve de leur utilité", lit-on sur le site en ligne pour signer la pétition. 

Raccourcir le parcours judiciaire

Parmi les demandes des associations, l'accent sera mis sur la question du parcours judiciaire des femmes. Il faut que l'application des lois soit effective sur l'ensemble du territoire français, réclament-elles, au niveau pénal comme au niveau des gendarmeries. Certaines militantes de terrain dénoncent des disparités géographiques quant à la prise en charge des plaintes et la formation des policiers. "Il est tout d'abord nécessaire que l'on renforce ce qui existe déjà dans les postes de police et de gendarmerie ou les brigades de la famille, en fonction 24 heures sur 24. Il faudrait des dispositifs spécialisés à tous les niveaux, et il faut plus de référents", déclare Françoise Brié de la Fédération Nationale Solidarité Femmes.

On sait que la coparentalité est le moyen pour l'agresseur de continuer à exercer des violences contre ces femmes. On sait aussi qu'un certain nombre de féminicides sont commis après la séparation.
Françoise Brié, Fédération nationale solidarité femmes

Mieux encore, la création de tribunaux spécialisés. "Cela permettrait de raccourcir considérablement le parcours judiciaire des femmes, qui est très long et complexe. Il pourrait ainsi y avoir des procédures très bien articulées entre civil et pénal. Dans ces tribunaux, dès qu'une femme serait victime de violences, elle pourrait être prise en charge et des mesures immédiates de protection pourraient être engagées. Des décisions pourraient aussi concerner les enfants. On sait que la coparentalité est le moyen pour l'agresseur de continuer à exercer des violences contre ces femmes. On sait aussi qu'un certain nombre de féminicides sont commis après la séparation. Comment permet-on à une femme de se mettre en sécurité ? En suspendant par exemple les droits de visite ou d'hébergement, en lui accordant un droit de garde exclusif, le temps d'évaluer la situation", ajoute-t-elle.

Et de préciser : "On a trop d'exemples, aujourd'hui, de femmes qui doivent remettre les enfants à leur père, alors qu'une ordonnance de protection a été prononcée. Si on met danger et sécurité au coeur des discussions de Grenelle, on peut en effet espérer changer de paradygme". 

Des associations oubliées

Toutes ne seront pas là. Ce que déplorent bon nombre d'associations qui, elles, n'ont pas été invitées, à l'instar d'Osez le féminisme. A la question, "Pourquoi n'y êtes vous pas ?", Céline Pick, présidente d'Osez, nous répond : "C'est à Marlène Schiappa qu'il faut poser cette question !" Suzy Rojtman, présidente du collectif Droits des femmes, elle aussi, s'estime "blacklistée", pour reprendre ses mots. "C'est ça qui est incroyable, quand on pense que nous avons été de celles qui ont fait passer des lois importantes pour lutter contre les violences faites aux femmes, et notamment la loi du 9 juillet 2010 sur les violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants".


Des voix qui s'élèvent un peu trop fort au goût des autorités ? "Ce que l'on dit dérange. Sans doute parce que l'on dénonce toutes les incohérences du système, et quand les annonces politiques sont faites mais que rien ne suit derrière...", ajoute cette militante de longue date pour les droits des femmes.
 
Il faut éviter un féminisme qui laisse de côté les "sans-voix", ces invisibles de la République que sont toutes ces femmes qui viennent en France dans le cadre du regroupement familial et qui vivent la double peine, la violence au sein du cercle familial, mais aussi de la société.
Bouchera Azzouz, "Féminisme populaire"
La double peine, un féminisme à deux vitesses, voilà ce que craint de son côté Bouchera Azzouz, réalisatrice et présidente de l'association "Féminisme populaire". "Je salue l'envie de fédérer et de coalition de ce Grenelle, cette émulation va créer une dynamique, politiquement c'est un signal fort, mais ça ne suffit pas.", nous confie-t-elle.

Selon elle, il faut éviter un féminisme qui laisse de côté les "sans-voix", "ces invisibles de la République que sont toutes ces femmes qui viennent en France dans le cadre du regroupement familial et qui vivent la double peine, la violence au sein du cercle familial, mais aussi de la société, auprès de la police notamment, dont elles ont très peur. Pour elles, c'est doublement compliqué de sortir de ce processus de violences, parce que au bout de cette chaîne, l'enjeu ce n'est pas seulement de quitter un logement, de se retrouver à la rue ou de tomber dans la précarité, c'est aussi l'épée de Damoclès que constitue l'accès à la régularisation. On constate que beaucoup de femmes se trouvent dans ce cas là."

La réalisatrice nous cite le cas d'une femme venue récemment chercher de l'aide auprès de l'association après être restée séquestrée pendant 14 ans.  "Comment cette femme a-t-elle pu sortir des radars ? Ça n'alerte personne !  Comment fait-elle maintenant pour sortir du foyer conjugal ?", s'insurge la militante, qui intervient dans les quartiers dits difficiles du 93

Même colère chez Sophia Hocini, militante féministe et membre du parti communiste, qui agit en particulier en faveur des femmes des populations isolées, en situation irrégulière ou sans abri. "Je suis assez pessimiste sur ce Grenelle des violences conjugales. Il s'agit d'un petit prisme qui ne prend pas en compte toutes les violences faites aux femmes, il faut savoir que la violence sexiste, elle, est systémique, elle concerne toutes les classes, tous les milieux et toutes les étapes de la vie. Il faut aussi s'attaquer aux violences intrafamiliales, d'un père sur sa fille, d'un frère sur sa soeur", nous explique-t-elle, après être intervenue en ce sens lors de la conférence de presse de la Fondation des femmes.

"On apprend aussi qu'un nouveau filtre Snapchat va être lancé. Ce n'est pas ça qui va sauver des femmes du féminicide, il s'agit bel et bien d'un meurtre de femme parce qu'elle est femme. Et puis il faut aussi un peu de sérieux concernant les chiffres d'hébergement, on en est aujourd'hui à 4446, alors qu'il avait été annoncé 4000 hébergements de plus, ou sont-ils ?", s'insurge-t-elle au micro de Terriennes. 
 

Sophia Hocini se montre aussi très critique sur le numéro d'appel, le 39 19, ouvert sept jours sur sept "certes" mais à des horaires limitées, de 9 heures à 22 heures en semaine, et de 9 heures à 18 heures le week-end.
 
Depuis plusieurs semaines, Sophia Hocini et quelques dizaines de jeunes femmes bénévoles mènent une campagne d'affichage sur les murs de la capitale et de la région parisienne. La nuit, elles collent des slogans peints au marqueur sur des feuilles A4, avec les prénoms des femmes tuées par un mari, ex ou petit ami, et la date de leur assassinat. Comme chacun.e le sait, et comme leur rappellent des policiers venus leur parler, l'affichage sauvage est un procédé interdit par la loi. Mais jusqu'à présent, aucun n'a osé les interpeller. Certains leur ont même raconté qu'ils sortaient justement d'une affaire de violence conjugale. La victime n'a pas porté plainte, "à leur grand désarroi". Une militante rapporte sur twitter ce singulier échange : "Et le conjoint violent ? ", "Quoi le conjoint violent ?" "Vous l’avez embarqué ?" "Étonnés de ma question, ils me répondent que non." Et l'agresseur, vous en avez fait quoi ?". 
 

Comment traiter les agresseurs ? Pourquoi serait-ce les femmes - les victimes - qui devraient partir de chez elles ? Et les enfants, que deviennent-ils ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées par Luc Frémiot, ex-procureur de la République de Douai et fervent combattant des violences contre les femmes, qui propose ses solutions :