Violences conjugales : porter plainte ailleurs qu'au commissariat

La France va tester un dispositif permettant aux forces de l'ordre de recueillir chez autrui les plaintes de victimes de violences conjugales qui ne souhaitent pas, par "peur", se rendre dans un commissariat. Humiliations, moqueries, dénigrement... Avec le mot dièse #DoublePeine, des milliers de femmes dénoncent sur internet et les réseaux sociaux la manière dont leur plainte a été prise en charge par la police. 
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manif 8 mars France
Le 8 mars 2021 à Paris, des centaines de femmes manifestent lors de la journée internationale des droits des femmes, pour dire stop aux féminicides et réclamer la prise en charge des femmes victimes de violences. 
©AP Photo/Lewis Joly
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"Nous allons lancer avec la ministre déléguée (Marlène Schiappa, NDLR), à partir de la fin de l'année, une expérimentation qui permettra dans certains départements que les policiers et gendarmes se déplacent" pour recueillir des plaintes a indiqué Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, devant la commission des lois de l'Assemblée nationale.

"Si vous êtes une femme violentée et que vous avez choisi d'être chez votre assistante sociale, votre amie, votre maman, à la mairie, et que vous avez peur du commissariat (l'accueil qu'on peut vous apporter, le regard des autres, la difficulté de rentrer dans un commissariat, ce n'est jamais évident)", alors les forces de l'ordre pourront se déplacer, a-t-il poursuivi.

L'accueil des victimes de violences conjugales peut "s'améliorer très certainement", a ajouté le ministre, interrogé sur le sujet après une manifestation, dimanche 11 octobre devant le commissariat de Montpellier, pour dénoncer la mauvaise prise en charge des victimes d'agressions sexuelles.

La liste des départements concernés par l'expérimentation sera déterminée "dans les prochains jours". Le dépôt de plainte à l'hôpital, mis en place dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, et déjà expérimenté, doit être prochainement étendu à l'ensemble du territoire.

#DoublePeine 

Depuis quelques semaines, des milliers de femmes témoignent avec #DoublePeine de la prise en charge catastrophique dans les commissariats et gendarmeries. Des centaines de témoignages venus de toute la France sont parvenus au site Internet Doublepeine.fr. Parallèlement, des milliers de messages affichant le même #DoublePeine continuent d'affluer sur les réseaux sociaux.

"Ce qui frappe dans les témoignages, ce sont les constantes, les récurrences qui traversent les interactions rapportées. On lit, on devine le manque d’empathie à laquelle les victimes se confrontent. On découvre, on perçoit les humiliations répétées. Le découragement, surtout, pour les dissuader de déposer une main courante, de porter plainte, de se lancer dans un combat judiciaire", précisait en début de semaine Constante Vilanova, journaliste et militante, membre de Doublepeine sur France Culture.

Elle tient à rappeller que l'initiative #DoublePeine est partie du commissariat central de Montpellier, où l’activiste Anna Toumazoff a relayé l’expérience d’une jeune femme de 19 ans, victime de viol, qui condamnait la manière dont elle a été reçue par les policiers - alors que la cellule de gestion des violences sexuelles du commissariat était dirigée par une femme.

"Mesure gadget", selon Noustoutes

"Nous n’avons pas besoin d’expérimentations. Nous avons besoin que les forces de l’ordre connaissent la loi (qui prévoit l'obligation de prendre une plainte), l’appliquent et soient formées à ne pas mépriser ou humilier les femmes victimes de violences", écrit l'association NousToutes, qui dénonce une mesure "gadget". 

Quatre ans après #MeToo, trois ans après l’enquête de NousToutes #PayeTaPlainte, qui avait révélé des centaines de témoignages de victimes dont les forces de l’ordre avaient refusé de prendre la plainte, deux ans après le Grenelle, "le gouvernement en est encore à lancer des 'expérimentations'. Il est temps d’arrêter d’expérimenter et de mettre en place des politiques publiques d’ampleur sur tout le territoire", lit-on sur le communiqué.

Pour Marylie Breuil, porte-parole de NousToutes : "Encore une fois, il s'agit d'une stratégie de communication. Nous, ce qu'on veut, ce ne sont pas des expérimentations, mais de vraies mesures. En effet, cela pourrait aider certaines femmes et sur le fond, cela pourrait être une bonne mesure. En revanche, sur la forme, si les policiers ne sont pas formés, si ce sont les mêmes qu'au commissariat, on aura les mêmes problèmes de culpabilisation de la victime, de refus de prendre la plaine, de dénigrement, de moquerie des propos de la victime, etc..." La militante regrette aussi le flou qui entoure l'annonce de cette expérimentation. "Cette annonce vise à dire que le gouvernement fait de bonnes choses pour prendre en charge les femmes victimes de violences, mais dans la réalité, ce n'est pas le cas. Les milliers de témoignages qui s'accumulent depuis des semaines le prouvent".
 

Oui, il y a des choses qui ont été mises en place. Par exemple le téléphone grave-danger, les ordonnances de protection, les bracelets anti-rapprochement... Mais sur le terrain, elles sont très peu appliquées par manque de moyens financiers, humains et matériels.
Marylie Breuil, porte-parole de NousToutes

Pourtant, depuis des mois, des signaux positifs ont pu être enregistrés, comme par exemple le numéro d'aide gratuit, le 3919 disponible 7 jours sur 7 et 24 h sur 24h. "Oui, il y a des choses qui ont été mises en place. Par exemple le téléphone grave-danger, les ordonnances de protection, les bracelets anti-rapprochement... Mais sur le terrain, elles sont très peu appliquées par manque de moyens financiers, humains et matériels", ajoute-t-elle. En un an, près de 390 téléphones grave danger ont été distribués, comme s'en est félicité récemment le ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, "mais il y a 230 000 femmes victimes de violences en France. Donc oui, c'est sûr, c'est une bonne chose pour ces 390 femmes, mais ce n'est pas normal, c'est ridicule !", s'insurge Marylie Breuil. 

Espagne, Nouvelle-Zélande, Québec : plus que des expérimentations, des lois spécifiques

Selon ONU Femmes, l’Espagne bénéficie d’une des lois les plus protectrices dans le monde. Une loi-cadre intitulée : "Mesure de protection intégrale contre les violences conjugales" a été votée en 2004. Elle a été complétée en 2017 par une loi "pacte d’État" contenant 290 mesures interministérielles. Dans les faits, ces lois se traduisent par "des équipes de police spécialisées et référentes pour le suivi des dossiers, des tribunaux spécialisés pour traiter des violences de genre, aussi bien au civil qu’au pénal, ainsi qu’une protection complète et immédiate de la victime. La victime peut bénéficier de l’autorité parentale exclusive", expliquait Marie-Pierre Badré, la présidente du centre Hubertine Auclert, lors d'un débat en visioconférence. L’Espagne délivre également 17 fois plus d’ordonnances de protection que la France et dispose de 33 % d’hébergements spécialisés supplémentaires. Chaque année, le gouvernement espagnol consacre 748 millions d'euros à la lutte contre les violences faites aux femmes, cela représente 16 euros par an et par habitant, contre 5 eurs seulement en France.

Le processus judiciaire peut souvent représenter un deuxième traumatisme, un véritable tordeur et rouleau compresseur jugés pires que les agressions sexuelles elles-mêmes.
Kharoll-Ann Souffrant, journal Le Metro

Le gouvernement du Québec, guidé par un comité d’experts, a déposé le rapport Rebâtir la confiance en décembre 2020. "Parmi les 190 recommandations, on retrouve l’instauration d’un tribunal spécialisé en agressions sexuelles qui serait composé d’acteurs juridiques plus formés à la réalité des personnes survivantes de violences sexuelles, et ce dans le but de rendre ce système plus humain. Le gouvernement a récemment déposé un projet de loi pour mettre en œuvre cette recommandation", rapporte Kharoll-Ann Souffrant, militante québécoise sur le site d'info du journal Metro. La Nouvelle-Zélande et l'Afrique du Sud mènent déjà ces expérimentations. 

"Des études scientifiques, des livres et des essais écrits par des militantes féministes, des juristes et des survivantes ont démontré que le processus judiciaire peut souvent représenter un deuxième traumatisme, un véritable tordeur et rouleau compresseur jugés pires que les agressions sexuelles elles-mêmes, et ce dans de nombreuses juridictions", ajoute la jeune femme.