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Au printemps 2016, Danielle Hébert a 51 ans quand elle reçoit un message Facebook d’un copain qui a fait battre son cœur il y a 40 ans. Son premier "puppy love", comme elle l’appelle. "J'étais sur un petit nuage. Oui, j'avais fait de belles retrouvailles".
Trois mois après le début de leur relation, il exige que cette mère de trois filles quitte sa région pour s’installer chez lui près de Québec. Tout va trop vite. Elle n’est pas prête.
C’est le début de sept mois d’enfer. "Il n'y a pas eu de pause au niveau physique par la suite. [...] Ça a toujours juste continué à dégénérer à en venir à un viol, à une séquestration, puis à des coups, dont un traumatisme crânien sévère", décrit-elle.
Une femme sur trois sera victime de violence conjugale au cours de sa vie. Et elles sont très nombreuses à souffrir d’un traumatisme crânien. Une crise de santé publique majeure passée sous silence.
Par contre, depuis une vingtaine d'années, on surveille étroitement les athlètes et les jeunes qui subissent un traumatisme crânien en pratiquant un sport. On applique des protocoles stricts, on traite rapidement les symptômes et on offre une panoplie de programmes de prévention. Mais rien de tout cela pour les femmes victimes de violence conjugale. Pourtant, elles sont plus de 200 000 chaque année au Canada à vivre avec les conséquences d’un traumatisme crânien provoqué par les coups de leur conjoint.
La doctorante en travail social Lin Haag est une pionnière dans la recherche sur le sujet au Canada. Elle en a fait son cheval de bataille. "Quand vous considérez l’ampleur du problème et le silence qui l’entoure, vous avez créé l’une des pires crises de santé publique que l’on ait vue depuis longtemps, mais elle n’obtient aucune reconnaissance", explique-t-elle.
Pour Danielle, le cauchemar prend fin quand un voisin entend ses cris de détresse et compose le 911. C’était il y a quatre ans, mais le souvenir de sa tête qui se fracasse sur le plancher ne s’efface pas. "Il m'a prise comme un sac à patates, puis il m'a lancée sur le sofa dans le salon, puis il m'a dit : 'Je vais checker aux 15 minutes si tu respires encore […]'. J'étais inerte, mais mon cerveau fonctionnait encore". Pour tenter de reprendre pied, elle passe huit mois et demi dans une maison d’hébergement.
Le neuropsychologue clinicien et professeur au Département de chirurgie de l’Université de Montréal Louis De Beaumont précise que lorsqu'on reçoit "un coup à la tête très fort avec un certain angle, le cerveau va se promener dans la boîte crânienne et aller se heurter contre les parois de la boîte crânienne [...]. Il peut y avoir une diminution de la connexion dans différentes régions du cerveau qui vont résulter ensuite à une perte fonctionnelle pour la personne, donc avoir des séquelles cognitives".
Il juge la situation très inquiétante : "Les chiffres sont mirobolants. C'est effectivement une très vaste proportion de femmes qui vont subir de la violence conjugale dans leur vie. C'est triste. C'est sous-étudié, surtout les séquelles de cela".
Une menace plus sournoise guette les victimes : la répétition de petits coups à la tête. Selon Lin Haag, "une des leçons que l'on peut tirer du sport est la gravité des blessures répétitives et l'importance de les éviter [...]. Nous pensons que ce facteur augmente le risque pour les femmes exposées à la violence de leur conjoint [...]. Dans bien des cas, elles se retrouvent de nouveau dans une situation de violence dans les heures, les jours ou les semaines qui suivent".
Comme le décrit Louis De Beaumont, "si quelqu'un me donnait une taloche, par exemple, en arrière de la tête, mon cerveau quand même bougerait dans la boîte crânienne, pas suffisamment pour que j'aie des symptômes d'une commotion cérébrale, mais assez peut-être pour faire du dommage si ce nombre de coups là s'accumule". Donc, s’il y a 100, 200 épisodes violents, les dommages s'accumulent dans le cerveau de la victime.
Dans le monde du sport professionnel et amateur, on connaît aujourd’hui l’importance de prévenir les coups répétés à la tête. Et de tenir les sportifs à l’écart du jeu pour favoriser leur guérison.
Paul Van Donkelaar, chercheur à l’Université de la Colombie-Britannique à Kelowna, étudiait les commotions cérébrales chez les sportifs quand il a rencontré Karen Mason. Elle dirigeait une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. Ils réalisent aujourd’hui un des rares projets de recherche dans le domaine au Canada, SOAR. "Nos premières analyses nous indiquent que les femmes qui ont subi un traumatisme crânien lié à la violence de leur conjoint présentent un plus grand nombre de symptômes que les jeunes athlètes qui viennent de subir une commotion cérébrale", précise-t-il.
Pour Karen Mason, co-fondatrice et directrice du centre de recherche sur les survivantes de la violence et des traumatismes crâniens SOAR, les coups répétés à la tête peuvent expliquer qu’une femme n’arrive pas à s’organiser pour quitter son agresseur. "Lorsqu’on y ajoute un traumatisme crânien, vous avez là une femme qui ne peut pas fonctionner à pleine capacité. Ça pourrait donc l'amener à rester plus longtemps et à subir d’autres blessures". Elle ajoute : "Les femmes nous disent souvent 'j’ai des trous de mémoire. J’oublie des rendez-vous. J'emmène mes enfants à l'école en retard. Je dors mal. Je ne suis pas organisée. J'ai du mal à gérer mes émotions.' Plusieurs femmes nous ont dit qu'elles ont toujours cru que c'était de leur faute, ce que leur partenaire leur a dit pendant des années : qu'elles sont stupides, incompétentes, de mauvaises mères. Mais on n’a jamais pensé qu'elles pouvaient souffrir d'une blessure physique".
Le rôle des hormones suscite en ce moment de l'intérêt chez les chercheurs. "Comparativement aux hommes, les femmes vont subir des effets à plus long terme des commotions cérébrales, donc leurs symptômes vont tendre à durer plus longtemps et à être plus sévères", explique Louis de Beaumont. En clair, les séquelles chez ces femmes dépendent de la phase du cycle menstruel où elles reçoivent des coups à la tête.
La violence conjugale implique souvent la strangulation. Cela pose de grands risques pour la victime qui peut en mourir ou subir de graves blessures au cerveau. "Quand on coupe la circulation du sang et l'apport d'oxygène au cerveau, ça peut très vite provoquer un traumatisme crânien, sans même laisser de marque sur la gorge. [...] Les femmes elles-mêmes ne sont pas conscientes de ces risques", selon Lin Haag.
Danielle a été étranglée à de nombreuses reprises par son ex-conjoint. "C'est toujours deux mains à la gorge soit sur le lit, soit au mur [...] qui m'empêchent de respirer. J'ai perdu connaissance souvent […]. Je ne pense pas qu'on ait vraiment passé de journées entre juillet et janvier sans que j'aie été tenue au mur".
D’après la directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, Manon Monastesse, les professionnels de la santé devraient être plus à l’affût. "Dans le milieu médical, où est ce qu'on va beaucoup morceler, on ne fait pas le lien entre l'impact de ces traumatismes crâniens là, de ces strangulations-là, dans un contexte de violence conjugale."
À ses yeux, les médecins ne prennent pas le temps de discuter avec les femmes qui pourraient être aux prises avec un conjoint violent. "C'est 20 minutes top chrono, ce qui ne favorise pas le dépistage", déplore-t-elle. À l’urgence aussi, on devrait, d’après elle, développer des stratégies pour repérer les victimes, même quand le conjoint les accompagne.
Pour Lin Haag, on se préoccupe davantage des symptômes psychiatriques comme l’anxiété, la dépression et le stress post-traumatique que des symptômes neurologiques. "Si on attribue, par exemple, les maux de tête persistants au stress post-traumatique ou à d’autres problèmes de santé mentale plutôt qu’à une commotion cérébrale, on se prive du soutien et de la réadaptation offerts aux traumatisés crâniens", explique-t-elle.
Sur certaines conséquences physiques de long terme des violences que les hommes infligent à leurs partenaires.
— Capucine (@CtCapucine) March 28, 2021
Les traumatismes crâniens pouvant en résultant sont sous-estimé et donc, sous-diagnostiqués. #VAWhttps://t.co/0vXUOptwWS
Lin Haag a développé un site web à l’intention des intervenantes et des victimes dans les maisons d’hébergement. Son objectif : favoriser la conscientisation et l’éducation pour que les intervenantes puissent offrir aux femmes un meilleur soutien.
Karen Mason et Paul Van Donkelaar misent également sur le web pour encourager le dépistage dans les refuges. Récemment, ils ont lancé une formation de 45 minutes, en anglais et en français, destinée aux travailleuses de première ligne.
Au Canada, les intervenantes en maison d’hébergement commencent à se familiariser avec les outils de dépistage destinés aux traumatisés crâniens. Le Refuge pour les femmes de l’ouest de l’île est l’un des premiers au Québec à adopter cette nouvelle approche. On y utilise notamment une grille comprenant des questions posées aux femmes susceptibles d’avoir subi un traumatisme crânien.
La directrice, Guylaine Simard, estime que son équipe a un devoir d’investiguer davantage. Quand une intervenante soupçonne un traumatisme crânien, elle propose à la femme de l’accompagner chez le médecin. Pour la victime aussi, cela met un baume sur ses souffrances. Les femmes, selon elle, devraient recevoir le même soutien qu’on offre aux sportifs. "Je l'ai vécu avec mon fils. T'arrives chez la médecin, et là, elle a sa grille, bing, bing [...]. Mais quand t'es victime de violence conjugale, c'est pas comme ça que ça se passe".
En septembre 2019, Danielle McCann, alors ministre de la Santé, et Isabelle Charest, ministre déléguée à l’Éducation, ont lancé les travaux en vue de la première Stratégie nationale sur les commotions cérébrales. Danielle McCann a parlé d’inclure les personnes âgées, mais aucune mention des femmes aux prises avec un conjoint violent. D’ailleurs, il n’y avait pas de représentant des milieux d’aide aux victimes de violence conjugale parmi les experts qui participaient aux travaux. (Nos demandes d'entrevues ont été refusées, mais dans un courriel, le ministère de la Santé nous assure tenir compte désormais de ces femmes, ndlr). Et dans le dernier plan d’action pour lutter contre la violence conjugale au Québec annoncé en décembre dernier, on ne parle pas non plus des femmes qui subissent un traumatisme crânien aux mains de leur conjoint.
Avec la pandémie, les cas de violence conjugale augmentent. Les risques de traumatismes crâniens aussi. Manon Monastesse remarque : "Ça, ça nous a beaucoup ébranlées de voir qu’en si peu de temps il y avait une augmentation au niveau de la sévérité des violences qui ont été vécues par ces femmes et ces enfants [...]. On a vu là une aggravation de la violence qu'elles ont vécue à la fois physique, à la fois psychologique".
La répétition des coups à la tête comporte des risques à long terme de développer des maladies neurodégénératives, notamment l’encéphalopathie traumatique chronique (ETC). L’ETC fait couler beaucoup d’encre depuis une vingtaine d’années; on l’avait alors découverte en étudiant le cerveau d’athlètes professionnels.
L’ex-conjoint de Danielle a été condamné à 30 mois de prison et inscrit au Registre national des délinquants sexuels pour 20 ans. Une mince consolation pour cette femme qui essaie tant bien que mal de se reconstruire. Ces blessures ont bouleversé sa vie quotidienne. "J'ai l'impression que tous ces gens-là voient dans mon front que moi j'ai de la misère juste à faire mon épicerie [...]. Tu pousses ton panier Danielle, tu fais les rangées, tu respires." Cet accès de rage a aussi affecté son gagne-pain. Incapable de se concentrer, elle ne pourra jamais reprendre le travail.