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Morgane Le Cloarec et Elola Marc, deux écoutantes salariées répondent avec empathie et bienveillance aux internautes qui se connectent sur le tchat créé par En avant toute(s). Cet outil numérique s’adresse aussi bien aux jeunes filles victimes de violences au sein du couple qu’aux jeunes LGBTQIA+, aux personnes en situation de handicap et leurs parents.
Alizée* avait 16 ans lorsqu’elle a rencontré Mathieu*, de trois ans son aîné. C’était par une douce journée de printemps dans la ville la plus romantique du monde, Paris. « Je n’ai pas voulu sortir avec lui tout de suite, se souvient la jeune femme aujourd’hui âgée de 20 ans. Je voulais prendre mon temps mais une amie m’a affirmé que si j’attendais trop, il pourrait se lasser. Involontairement, elle m’a jetée dans la gueule du loup. » Au fil des mois, Mathieu se révèle oppressif et autoritaire. « Je n’avais plus mon mot à dire : sous prétexte qu’il était plus expérimenté, il savait tout et moi rien. Il m’a même délibérément éloignée du féminisme en me rabâchant que les femmes désormais en France n’avaient plus vraiment à se plaindre. » C’était son premier « vrai petit copain ». « J’étais dans un flou émotionnel, incapable de remettre sa parole en question et de prendre les bonnes décisions. »
Aux violences psychologiques s’ajoutent bientôt les violences sexuelles. Alizée se sent « obligée de faire certaines choses », de satisfaire le plaisir de l’autre au détriment du sien. « Mon « non » n’était jamais pris en compte. On se dit toujours qu’à partir du moment où on est en couple, il ne peut pas y avoir de viol. Comme s’il y avait un free pass illimité sur le corps de l’autre. A l’époque, personne ne m’avait expliqué que ce n’était pas normal. » De sa première fois Alizée garde un souvenir « traumatisant ». Et de l’amour ? Au sortir de cette relation toxique, « je ne voulais plus en entendre parler. Pour moi, c’était du vent, une illusion exacerbée par les comédies romantiques. L’amour ne pouvait pas être quelque chose de réelle. »
Avec d’autres associations, En avant toute(s) a élu domicile au sein de la Cité Audacieuse, en plein coeur de Paris. Inauguré le 5 mars 2020 par la Fondation des Femmes, ce lieu réunit toutes celles et ceux qui ont les droits des femmes et l'égalité entre les femmes et les hommes comme objectifs.
Alizée n’est pas une exception. En France, plus de 2 femmes de moins de 25 ans sur 10 déclarent avoir déjà été victimes de violences de la part de leur partenaire actuel ou d’un ex, contre 16% pour les femmes de 35/49 ans et 15% pour les 50/64 ans. Des chiffres alarmants révélés par un sondage OpinionWay pour l’association En avant toute(s) (avec le soutien de son mécène Yves Saint Laurent Beauté) et publié en octobre 2020. Les jeunes femmes sont les plus touchées par les violences de couple, pourtant elles sont sous-représentées. « Cela s’explique d’abord par le fait que souvent les moins de 25 ans ne se sentent pas concernées. Elles ne s’identifient pas à l’image des « femmes battues », mariées, avec des enfants », explique Louise Delavier, co-fondatrice de l’association En avant toute(s).
Le reportage de la rédaction à l'occasion de la journée du 25 novembre 2021, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes ►
Alizée le confirme : « Généralement, pour parler des violences faites aux femmes, les médias traitent des pires féminicides. C’est comme s’il y avait un baromètre de la violence à atteindre et dans laquelle beaucoup de filles ne se retrouvent pas alors qu’elles sont elles-mêmes victimes. Les violences sont parfois plus insidieuses mais tout aussi impactantes. »
D’autant que si elles s’opposent davantage aux violences que leurs aînées (33,3% contre 19%), paradoxalement les jeunes femmes semblent repousser les frontières de l’acceptable. Certains comportements de la part de leur partenaire ne sont pas considérés comme des signes d’une relation malsaine : l’humiliation dans l’intimité et en public (41%), l’isolement et l’éloignement de leurs amis et familles (40%), l’intrusion dans leur téléphone (60%)… La jalousie est même « acceptée » par 58% des sondées. Inexpérimentées, confrontées à des représentations erronées « les jeunes femmes ont tendance à confondre indiscrétion, obsession et menace avec « passion amoureuse » », déplore Louise Delavier.
A 30 ans, Louise Delavier est responsable des programmes et de la communication pour En avant toute(s). Elle pilote le projet de tchat, qui écoute et accompagne les jeunes victimes de violences sexistes et/ou sexuelles et propose des formations à l'égalité des genres dans des collèges et lycées, mais aussi des formations professionnelles.
Une confusion qui trouve aussi sa source dans les programmes destinés au jeune public. Il n’y a qu’à regarder la très populaire série You, diffusée depuis 2019 sur Netflix, dans laquelle le harcèlement et la jalousie obsédantes d’un séduisant agresseur se font « romantiques ».
Sans parler des émissions de télé-réalité qui, depuis vingt ans, véhiculent des stéréotypes de genre et banalisent la violence sexiste. Une triste réalité confirmée encore récemment par une enquête de Médiapart dans laquelle d’ex-candidates des Anges (sur NRJ12) dénoncent, après l’avoir fait en live sur Instagram, les injonctions de la production « à se mettre en couple » et le harcèlement de la part de candidats afin de gonfler l’audimat. « Toute la téléréalité, toutes productions comprises, fonctionne sur le chinage des femmes par les hommes ; ceux-ci insistent, insistent et forcent, devant les caméras jusqu’à ce qu’elles cèdent avec le fameux “si tu cèdes, tu es une pute, si tu ne cèdes pas, je me tire” », analyse dans l’Obs Valérie Rey-Robert, autrice de Le sexisme, une affaire d’hommes (Libertalia, 2020).
Désemparées, désinformées, les jeunes femmes ne savent souvent pas vers qui se tourner lorsqu’elles prennent conscience de subir des violences. « Elles n’ont pas le réflexe de se diriger vers des structures associatives existantes, d’appeler un numéro de téléphone institutionnel, voire une antenne de police », observe Louise Delavier, trentenaire hyper-connectée comme Ynaée Benaben, co-fondatrice d’En avant toute(s) et responsable des partenariats. « Nous avons grandi avec Internet comme un espace de sociabilité privilégié, presqu’un second moi parfois, où l’on regarde comment va le monde autour de soi. Donc la jeune fille cherche plutôt des réponses à ses questions sur Google, où la parole s’est libérée dans des forums, des espaces de témoignages », décrypte cette dernière dans un entretien à Madame Figaro.
« Des numéros comme le 3919, à l’époque, je ne savais même pas que ça existait », avoue Alizée qui déplore également qu’au sein même des établissements scolaires ces informations ne soient pas transmises. « Dans toute ma scolarité, on ne m’a d’ailleurs jamais - ne serait-ce qu’une fois - mentionné le mot « consentement » ». Pour trouver des réponses sur sa relation, l’adolescente se tourne donc vers les réseaux sociaux. « Les paroles d’anonymes que j’ai lues sur Paye ton couple ont fait écho à ce que je vivais et m’ont fait prendre conscience que ce n’était pas normal. » Géré par En avant toute(s), ce compte Instagram publie des témoignages de violence dans toutes relations amoureuses ou sexuelles. La page redirige vers commentonsaime.fr, le premier site sur les violences au sein du couple créé par l’association.
Ce que tapent généralement les jeunes filles sur les moteurs de recherches, ce n’est pas « Je subis des violences » mais « Mon mec est jaloux ». L’espace numérique reproduit ainsi le sexisme et les violences existantes dans l’espace public. « Pour leur apporter la meilleure des réponses c’est-à-dire celle d’expert-e-s, nous avons fait en sorte d’être extrêmement bien référencé de manière à ce que notre site apparaisse en premier sur Google », insiste Louise Delavier. Amour, rapport au corps, sexualité, orientation sexuelle, etc. « Comment on s’aime » aborde pléthore de sujets qui préoccupent les adolescents à travers des articles ludiques, des quizz, etc. toujours « avec humour, bienveillance et optimisme ». « Parce qu’on milite pour être tou·te·s aimé·e·s et respecté·e pour qui on est ! », rappelle le site en préambule.
Conçu par les Observatoires des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et de Paris, l’association En Avant Toute(s) et la Mairie de Paris, le Violentomètre est un outil simple qui permet de « mesurer » si sa relation amoureuse est basée sur le consentement et ne comporte pas de violences. L'objectif ? Sensibiliser les jeunes femmes aux violences conjugales à travers une diffusion massive de l'outil lors d'événements (comme Solidays) et dans les lycées franciliens.
Depuis 2016, le site commentonsaime.fr s’est également enrichi d’un tchat d’accompagnement gratuit et anonyme « pour tous celles et ceux qui se posent des questions sur leur relation, ajoute la militante. Une équipe d’écoutantes professionnelles et salariées (psychologues, travailleuses sociales, personnes formées aussi au handicap, etc.) se relaie six jours sur sept, de 10 heures à 21 heures, pour leur répondre avec expertise et bienveillance, et surtout faire le lien avec d’autres structures existantes comme des associations d’aides aux victimes ou des foyers d’hébergement d’urgence. » En avant toute(s) travaille en collaboration avec d’autres institutions privées et publiques dont l’Association francophone des femmes autistes (AFFA) pour qui avoir le temps de préparer leur réponse par écrit est plus facile que de parler au téléphone.
« La plupart des jeunes femmes victimes qui viennent nous voir sur le tchat se demandent si leur relation est « normale », expose Louise Delavier. Notre propos est de leur dire qu’il n’y a pas de relation normale. Ce qui est important c’est de pouvoir poser ses limites et d’entendre les limites de l’autre. Se connaître soi-même pour savoir ce qui nous convient le mieux ». « Elles pensent souvent que le problème vient d’elles. Nous, on demande : qu’est-ce que vous ressentez ? Poser la question, c’est la clé », insiste Morgane Le Cloirec, 26 ans, écoutante diplômée d’un master en études de genre.
Ce vendredi matin, à la Cité Audacieuse, dans le 6ème arrondissement de Paris où En avant toute(s) a installé ses locaux, Morgane Le Cloirec vient de recevoir une demande de tchat. Une dénommée Daisy07 écrit : « Je ne sais pas trop si je suis au bon endroit. J’ai vu votre tchat sur Instagram. Je veux bien qu’on discute un peu. » Mise à l’aise par l’écoutante, elle décrit sa relation avec son petit copain : « Tout se passe bien mais j’ai l’impression de le saouler (…) Il me traite de pute. Il veut pas que je me fasse draguer par d’autres mecs, que je suis qu’à lui. J’ai beau faire tout ce qu’il me demande par amour: arrêter les jupes, parler avec mes potes qu’il aime pas… J’essaye de changer mais c’est dur ! » Avec empathie, sans jugement, l’écoutante relance alors la jeune fille pour plus d’informations : « Je pressens aussi des violences mais je vais voir si elle se sent d’en parler…»
Après quelques échanges, Daisy07 se livre plus intimement : « Pendant les relations sexuelles, je me force pour que notre couple marche. Il me dit que quand on s’aime il faut en avoir. » Jouer sur l’argument d’autorité est une des techniques des agresseurs dont certains viennent sur le tchat « plus pour valider leur comportement que pour se remettre en question », déplore Elo Lamarque, écoutant·e de 23 ans formé·e en psychologie et sur l’autisme. « Ce sont généralement les victimes qui culpabilisent. Nous leur disons que non, elles ne sont absolument pas coupables de ce qu’elles vivent dans leur relation », martèle Morgane Le Cloirec. Des mots forts qui même à l’écrit ont un impact : « Merci ça me fait du bien de lire ça, mon copain me dit tout le temps que c’est moi le problème », confie Daisy07. « Bien sûr, on aimerait qu’elle quitte cette relation mais contrairement à la personne violente qui lui impose des choses, nous on va respecter son rythme, son consentement, insiste la professionnelle. On fait germer des petites graines pour qu’elle se pose les bonnes questions. » Et comme l’écoutante le rappelle à la jeune fille : « Vous êtes la seule à pouvoir décider de votre propre désir ».
« Ce tchat est un formidable outil pour libérer la parole des victimes et reprendre confiance en soi », salue Alizée. Après un an et demi de relation toxique, la jeune femme a finalement trouvé le courage de partir. « J’aurais aimé le poursuivre en justice pour que ça n’arrive pas à d’autres. Or, comment espérer réparation quand on sait que seulement 1% des viols et tentatives mènent à une condamnation… ? » La moindre des choses à faire, selon elle, est donc d’alerter et de témoigner, « Parler fait partie d’un processus de reconstruction ». Aujourd’hui, Alizée a rencontré un autre homme et vit une nouvelle histoire. D’amour ? En tout cas, « ce mot rime aujourd’hui avec « Combat » car la plus belle histoire d’amour que je dois vivre, c’est avant tout avec moi-même. »
*les prénoms ont été modifiés