Le président et les députés russes semblent nostalgiques d'une éducation à la rude, et de relations familiales où l'autorité est clairement définie, parfois réaffirmée à coups de fessée. Votée fin janvier, Vladimir Poutine a donné son feu vert le 7 février 2017 à la dépénalisation des violences intra-familiales "sans séquelles graves".
Cherchez l'erreur. On la surnomme déjà la "
loi des gifles", et elle a été concoctée principalement par des femmes. Le texte, promulgué le 7 février 2017 par le président Vladimir Poutine, permettra de dépénaliser les violences commises au sein d'une même famille, y compris contre les enfants ou le conjoint, tant qu'elles n'ont pas causé de séquelles graves ni eu de précédent. Il prévoit une simple amende de 30 000 roubles (470 euros), alors que la législation actuelle inflige jusqu'à deux ans de prison aux coupables de violences domestiques.
Autorité, obéissance, famille, hétérosexualité, la devise de Russie unie
Deux élues sont montées en première ligne pour écrire et défendre la proposition de loi : la députée Olga Jurjewna Batalina et la sénatrice Elena Borissovna Mizoulina. Les deux femmes, qui ne sont pas de la même génération, la première née en 1975 à Saratov sur la Volga, la deuxième en 1954, à Boui, à l'Est de Moscou, partagent une même vision de la famille russe, fondée sur l'autorité paternelle et la soumission des enfants, ainsi qu'une aversion viscérale pour l'homosexualié.
Elles multiplient, l'une et l'autre, des conférences pour dénoncer ce qu'elles considèrent comme une déviance. Elles ont aussi été, l'autre et l'une, à la pointe du combat contre les adoptions d'enfants russes par des familles américaines et
qui a opposé violemment Moscou et Washington, en un remake de guerre froide.
Elles partagent, enfin, une vision très rétrograde du droit à l'avortement, adopté pourtant dès 1920, à l'initiative de la féministe et bolchévique Alexandra Kollontaï, alors commissaire du peuple (ministre) chargée de la Santé et de la Famille - l'Union soviétique devenant ainsi le premier pays à légaliser l'IVG.
On fera remarquer, qu'au moins elles appartiennent à deux partis différents, "Russie unie", et "Juste Russie". Mais les deux formations soutiennent l'exécutif en place, la première en représentant plus particulièrement les "jeunes" et les "actifs", la deuxième s'adressant plus volontiers aux retraités. On pourrait appliquer à Elena Mizoulina le "bon mot" attribué au roi français François 1er "
souvent femme varie, bien fol est qui s'y fie". La sénatrice, parfois surnommée la "dame rouge" a changé au moins quatre fois d'orientation politique : communiste, puis démocrate (façon occidentale), puis libérale (au sens économique) et enfin cette Juste Russie qui affiche en devise "Patrie / Retraités / Vie", qui semble calqué sur le "Travail, Famille, Patrie" du régime collaborationniste de Vichy, en France, pendant la Seconde guerre mondiale.
"
Si vous giflez votre enfant mal élevé, vous risquez jusqu'à deux ans de prison. Si votre voisin fait de même, il n'aura qu'une amende", avait écrit mercredi 25 janvier 2017
sur son site, Elena Mizoulina, pour justifier la nécessité de changer la législation.
"La loi actuelle permet aussi aux enfants en conflit avec leurs parents de les traîner devant la justice", s'offusque-t-elle.
Cela ne montre pas seulement que nos députés sont conservateurs et traditionnels, cela montre qu'ils sont archaïques
Svetlana Aïvazova, politologue
La très francophile et francophone politologue féministe Svetlana Aïvazova est de la même génération que la rude Elena Mizoulina. Elle est aussi l'exacte opposée. Pionnière des études de genre en Russie, elle offrit aux lecteurs russes la première traduction du "Deuxième sexe" de Simone de Beauvoir, avant de tenter de se faire élire à la Douma sur une liste féministe. Membre du conseil des droits de l’Homme auprès du Kremlin, cette initiative législative des partisans de la gifle familiale lui reste en travers de la gorge.
Il lui suffit de rappeller des chiffres têtus : 40 % des crimes graves, perpétrés au sein de la Fédération, dont sont victimes en priorité des femmes mais aussi des enfants, se produisent en milieu familial. En 2015, plus de 4000 personnes ont été tuées par un membre de leur famille. Plus de 650 000 femmes sont battues chaque année par leurs maris ou un proche, selon un bilan établi en 2010 par le Centre national contre la violence familiale. D'après cette ONG, qui précise que les statistiques restent inchangées depuis 1995, une femme meurt toutes les 63 minutes sous les coups d'un proche en Russie.
Svetlana Aivazova ne mâche pas ses mots : "Il est clair que le pouvoir législatif reconnaît aujourd'hui la violence comme norme de la vie de famille. Cela montre que nos députés ne sont pas simplement conservateurs et traditionnels, cela montre qu'ils sont archaïques."
Nous ne devrions pas gifler nos enfants ni justifier de tels traitements sur la base de traditions dépassées
Vladimir Poutine, décembre 2016
Courageuse, Svetlana Aivazova avait même proposé à Vladimir Poutine de soutenir un projet de loi pour prévenir la violence contre les femmes, comme cela a été fait dans 143 pays, y compris dans d'ex républiques membres de feu l'Union soviétique, comme le Kazakhstan ou le Kirghizistan. Le président l'avait remerciée, mais la loi est restée enfermée dans les tiroirs de la Douma, et risque désormais d'y dormir longtemps.
Pourtant, lors de son show annuel devant la presse nationale et internationale, en décembre 2016, interpellé sur ces questions, le président s'était dit préoccupé par le sujet : "Je pense que nous ne devrions pas gifler nos enfants ni justifier de tels traitements sur la base de traditions dépassées. Il y a une trop courte distance de la gifle aux coups."
Logiquement, en vertu de cette déclaration, on aurait pu imaginer que le président russe refuse de promulguer cette nouvelle loi qui repose sur les prétendues traditions russes d'autorité parentale à la manière de "père et fils", titre du roman le plus célèbre de Ivan Tourgueniev, cité par l'infatigable Elena Mizoulina. Laquelle poursuit, imperturbable : "les lois sont faites pour maintenir les traditions, pas pour les tuer."
Inflexible, la Douma russe, confortée par la très puissante Eglise orthodoxe, avait rejeté, le vendredi 27 janvier 2017, les propositions des députés communistes, qui proposaient de ne pas dépénaliser les violences ayant visé des enfants ou des femmes enceintes. Sans doute, estiment-ils qu'il n'y a pas là matière à "séquelles graves". D'ailleurs où placent-ils leur curseur pour mesurer les-dites séquelles : un bleu, une plaie, une fracture, une commotion cérébrale ?
Nous voulons montrer que les députés russes ne vont pas suivre les excès que nous voyons en Europe de l'Ouest
Andreï Issaïev, député
Le Kremlin avait dès la fin du mois de janvier affirmé soutenir le projet, via son porte-parole Dmitri Peskov qui expliquait aux journalistes que "qualifier de violences domestiques certains gestes au sein de la famille, c'est dramatiser du point de vue juridique. Ce n'est pas correct".
"Nous voulons montrer que les députés russes ne vont pas suivre les excès que nous voyons en Europe de l'Ouest", avait commenté lors des débats le député du parti Russie unie Andreï Issaïev. Selon lui, les enfants européens "dénoncent leurs parents" auprès des autorités, pour que celles-ci leur retirent la garde s'ils sont trop sévères.
L'interdiction de la fessée en France, un épouvantail pour les Russes ?
Peut-être avait-il en tête l'interdiction récente de la fessée en France ? Sans doute sera-t-il content d'apprendre
que le Conseil constitutionnel français vient de censurer la dernière disposition du quinquennat de François Hollande. L’article 222 du projet de loi « égalité et citoyenneté », qui introduisait dans la définition de l’autorité parentale l’interdiction d’avoir recours aux
« violences corporelles » envers les enfants a en effet été déclaré inconstitutionnel. Cet amendement parlementaire, qui proscrivait symboliquement les gifles et les fessées, avait été voté avec l’accord tacite du gouvernement. Il a été considéré comme un « cavalier » législatif, c’est-à-dire sans rapport avec l’objet principal de la loi.
En Russie, cependant, la riposte s'organise : pour la militante Alexandra Voskressenskaïa, avec cette loi, "
le pouvoir veut faire trois pas en arrière, décriminaliser entièrement les violences et priver les victimes de leur seul mécanisme de défense". Afin de montrer que "
les protestations ont un visage de femme", l'étudiante de 21 ans avait lancé un appel à manifester contre la loi, le 4 février 2017, à Moscou. Le 4 février est passé, la loi prmulguée et elle attend encore l'autorisation des autorités...
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