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Rassemblement à Paris à l'occasion du 25 novembre 2023, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
Pendant plusieurs années, la chercheuse Marine Delaunay a pu observer des ateliers de responsabilisation aux violences conjugales pour des hommes condamnés pour violences. Prise de conscience, rappel des règles, groupes de parole... Son constat est en demi-teinte.
Comment prendre en charge des hommes condamnés pour violences conjugales ? Comment lutter contre la récidive ? De nombreuses expériences sont menées en France, comme la tenue d'ateliers de responsabilisation.
Marine Delaunay est l’auteure d’une thèse de sociologie soutenue en 2019, intitulée "Les violences entre partenaires intimes : De l’indignation politique et morale aux pratiques routinières des institutions pénales. Une comparaison entre la France et la Suède." C'est dans le cadre de ces travaux qu'elle s’est intéressée, de 2014 à 2021, à l'expérience des auteurs de violences conjugales et au traitement judiciaire qui leur est appliqué.
Marine Delaunay
Terriennes : Ces nouvelles approches de la prise en charge des auteurs de violences ne sont pas si récentes ?
Marine Delaunay : La prise en charge des auteurs de violences s'est institutionnalisée progressivement à partir du milieu des années 1980 au sein d'associations sociojudiciaires, mais il faut savoir que leur nombre restait relativement limité jusque dans les années 2000.
Ce qui a contribué, depuis, à dynamiser un peu ces pratiques, c'est la loi du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, et qui a promulgué les stages de responsabilisation dans ce cadre précis de la prévention et de la lutte contre les violences au sein du couple et les violences sexistes. À partir de là, les magistrats s'en sont emparés pour orienter les auteurs de violences intrafamiliales, aussi bien en alternative aux poursuites qu'en peines complémentaires.
Des associations et des services pénitentiaires d'insertion et de probation se sont adaptés à cette demande pour créer des stages dédiés à ce public que sont les auteurs de violences conjugales et à cette problématique.
Aujourd'hui, certaines associations accueillent même des participants volontaires, et pas seulement des justiciables. Mais ce qu'il faut noter, je crois, c'est que la loi ne prévoit pas de protocole structurant à propos du contenu de ces stages. Il existe bien un décret qui date de 2016 et qui définit des modalités et des finalités en termes de principe d'égalité, de responsabilisation et de prévention de la récidive, mais ce décret n'a pas réellement contribué à homogénéiser les pratiques sur l'ensemble du territoire national.
Pour se voir proposer cette mesure, notamment en tant qu'alternative aux poursuites, les justiciables doivent reconnaître les faits qui leur sont reprochés et adhérer à cette sanction. Marine Delaunay
En quoi consistent ces stages ?
J'ai observé des stages qui duraient entre un jour et demi et deux jours. Pour se voir proposer cette mesure, notamment en tant qu'alternative aux poursuites, les justiciables doivent reconnaître les faits qui leur sont reprochés et adhérer à cette sanction qui est proposée par un substitut du procureur. Dans le cas contraire, ils s'exposent à une sanction éventuellement plus sévère qui serait prononcée par un juge lors d'une audience correctionnelle. Il faut savoir également que le stage a un coût d'environ 250 euros par participant, ce qui est d'ailleurs souvent un sujet épineux au cours des stages.
Ensuite, le contenu des stages varie à la marge, mais on peut quand même distinguer deux grandes approches, parfois même hybridées dans certains programmes. D'abord, le modèle d'un groupe de parole qui fonctionne par dynamique de témoignages collectifs et également un modèle un peu moins interactif qui vise à distribuer des informations juridiques et psychosociales.
Dans mes observations, les participants à ces stages étaient généralement des primo-délinquants et donc leur participation s'inscrivait dans le cadre d'alternative aux poursuites. Et les violences commises étaient considérées comme peu graves selon les barèmes juridiques.
Quel est leur objectif ? Confronter les auteurs à leurs actes, éviter la récidive mais pas seulement...
L'ambition qui est indiquée dans la loi, c'est celle de la prévention de la récidive et de la responsabilisation. Dans les stages que j'ai pu observer, la seule présence des justiciables tout au long de ces un jour et demi ou deux jours de stage, leur garantissait la délivrance de l'attestation de participation qui vient ensuite clôturer le dossier judiciaire.
Concernant la transformation des comportements, celle-ci est documentée en interne par les responsables des stages et l'évolution entre l'entretien préalable au stage et l'entretien bilan qui lui succède. Malheureusement, ces entretiens bilans sont souvent conduits peu de temps après le stage, ce qui limite le recul et l'analyse des changements effectifs.
Au cours des stages que j'ai suivis, certains participants se montraient plutôt réfractaires au sujet qui aborde leur responsabilité, renvoyant très souvent à celle de leur compagne. Par exemple, certains vont même regretter qu'elle ne soit pas également obligée à suivre ce stage.
Il faut préciser que, parfois, ces stages sont mixtes. La présence des femmes autrices de violences, moins nombreuses, affecte-t-elle les échanges ?
En fait, la présence des femmes vient renforcer l'adhésion des auteurs de violences aux dispositifs, puisqu'elle atteste pour ces hommes du caractère symétrique et réciproque des violences conjugales. Or on sait que les incapacités totales de travail qui sont causées par les femmes sur leurs compagnons sont généralement inférieures aux incapacités totales de travail causées par les hommes sur leurs compagnes. De plus, la présence des femmes que j'ai pu observer était dans une plus grande proportion que celle des hommes issues de condamnations pour des violences réciproques, et leur partenaire était également sanctionné au même titre.
Un grand nombre de participants se montrent généralement réfractaires au sujet qui aborde leurs responsabilités. Marine Delaunay
La mixité des stages n'est pas sans effet pour ces femmes, puisque les hommes peuvent avoir tendance à projeter sur elles leurs propres expériences avec leurs compagnes respectives et donc ils peuvent parfois les prendre à partie avec une rancœur tout à fait manifeste. Ces femmes vont aussi rencontrer des difficultés à se retrouver dans les propos des animateurs et des animatrices des stages, puisque leurs anecdotes et la grammaire sont implicitement calibrées sur des références normatives basées sur des figures de victimes et des figures d'auteurs de violences.
Tout ça, en définitive, vient renforcer le caractère stigmatisant d'être une femme autrice de violences. Le caractère mixte de ces stages augmente pour les femmes présentes les risques d'une démission du dispositif avant sa fin et donc les risques d'une réactivation de la procédure pénale, ce qui peut conduire à l'issue à une sanction finalement plus sévère.
Quels sont les moyens de mesure de l'efficacité de ces stages, concernant la question de la récidive ou de la non-récidive ?
La généralisation des stages de responsabilisation a engendré un certain nombre de controverses quant à leur efficacité et à la manière qui serait la plus pertinente de mesurer cette efficacité. La difficulté à mesurer les effets des stages en France, elle est aussi inhérente à leur format, puisque certains stages, comme je le disais, sont très courts et la transformation des comportements ne se manifeste pas durant le temps du stage.
Les recherches internationales qui observent des signes encourageants de transformation des attitudes et des représentations des auteurs de violences sont relativement rares. En fait, le plus souvent, les travaux universitaires soulignent le maintien d'un discours qui normalise le recours à la violence chez leurs auteurs. Mes analyses s'inscrivent aussi dans cette veine.
Les tribunaux et ces structures parapénales mesurent l'efficacité des stages à partir de taux de récidive légale et observent généralement un faible pourcentage de réactivation des dossiers. Seulement, la fiabilité de ce dispositif de mesure soulève un certain nombre de questions, puisque d'abord, ça ne garantit pas l'abandon de pratiques violentes, moins objectivables, comme les violences psychologiques, l'emprise, ou plus généralement, les comportements à caractère sexiste.
Ensuite, la judiciarisation peut également décourager les victimes à l'idée de réactiver le processus judiciaire. Le coût du stage peut aussi être un facteur limitant, car c'est plus souvent le couple qui le supporte plutôt que l'individu violent seul, lorsqu'avec la victime, il forme encore un ménage.
En fait, l'absence de récidive ne semble pas pouvoir constituer un indicateur tout à fait objectif de la cessation des violences et de la transformation des représentations de leurs auteurs. Elle indique simplement que les victimes ne reportent pas plainte.
Quelles pistes pourraient permettre de mieux mesurer l'impact de ces stages ?
On pourrait imaginer de solliciter aussi l'avis des proches des auteurs de violences. On peut penser à leur compagne ou ex-compagne victime, à leur entourage également, professionnel, amical, familial, quant à la transformation réelle de leurs attitudes au quotidien. Mais ce type d'enquête est non moins coûteux et très chronophage. Également, on pourrait penser à une collaboration plus étroite avec les structures de prise en charge des victimes et également avec ces victimes.
Une approche genrée de ces prises en charge pourrait-elle améliorer l'efficacité de ces ateliers ?
Les programmes qui agiraient le plus sur la diminution des taux de récidive seraient des programmes longs qui adoptent les outils et les approches déjà expérimentées dans les services pénitentiaires d'insertion et de probation, mais qui seraient cette fois-ci couplées à une perspective genrée sur le sujet.
L'animation de ces programmes doit reposer sur un tandem composé d'un homme et d'une femme, afin d'illustrer des rapports de genre égalitaires, pacifiés Marine Delaunay
Une lecture genrée des violences, pour le dire rapidement, ne se concentre pas uniquement sur la trajectoire biographique de chacun des auteurs de violences, mais elle réinscrit ces histoires individuelles dans la dynamique des rapports de genre contemporains, qui est donc constituée d'inégalités structurelles, de rapports de pouvoir et donc de subordination des femmes.
Un certain nombre de recherches soulignent toutefois que ces programmes n'ont parfois aucun effet. Mais il existe un consensus plus important encore au sujet des programmes courts, selon lequel ils ne réduisent pas les taux de récidive, ni vécu ni enregistré par les tribunaux. Ils seraient alors susceptibles d'engendrer même des effets contre-productifs et de contribuer au renforcement des représentations de ces auteurs de violences, à des stratégies de déculpabilisation et aussi des formes de victimisation de ces auteurs de violences.
Deux choses me paraissent fondamentales dans ce type de programme. C'est d'abord le souci de l'animation de ces programmes, qui doit reposer sur un tandem composé d'un homme et d'une femme, afin d'illustrer des rapports de genre égalitaires, pacifiés.
Par exemple, en Suède, les stages durent plusieurs plusieurs mois...
Oui, en Suède, l'animation des stages repose sur un tandem composé d'un homme et d'une femme qui tous les deux illustrent des rapports de genre égalitaires et pacifiés. Ces programmes suédois peuvent s'étendre sur neuf mois.
En Suède, les ateliers basés sur différents modules au sujet de la masculinité, du travail, de la parentalité. Ils vont mettre en avant différentes problématiques liées aux rapports de genre et aux rapports conjugaux en particulier. Marine Delaunay
Ce sont des ateliers basés sur différents modules au sujet de la masculinité, du travail, de la parentalité. Ils vont mettre en avant différentes problématiques liées aux rapports de genre et aux rapports conjugaux en particulier. Ce sont des programmes qui sont coûteux en termes de ressources humaines et matérielles, mais qui impliquent un suivi long des auteurs.
En France, lors de vos observations, qui sont les intervenants ?
On a une féminisation du travail de prise en charge des auteurs de violences conjugales en France. L'animation est en général gérée par des travailleuses sociales. Celles-ci peuvent aussi mobiliser des intervenantes un peu plus spécialisées, comme des avocates, des magistrates, des gendarmes, des policières, qui présentent le cadrage juridique sur le phénomène, mais certaines font également intervenir des psychologues qui, là, viennent apporter leur expérience de la prise en charge des victimes et les impacts, notamment les psychotraumatismes chez les victimes et les enfants de ces auteurs de violences.
Certains stages reposent sur des groupes de parole. Là, on va avoir généralement moins d'intervenants extérieurs et seulement deux travailleuses sociales qui vont assurer l'animation, la distribution de la parole. Et d'autres stages sont un peu moins interactifs et reposent plutôt sur la distribution d'informations à la fois juridiques, psychologiques, médicosociales, par exemple. Là, on peut avoir une succession d'intervenants qui viennent présenter les problématiques qu'ils rencontrent quotidiennement au travail et qui visent donc à informer les justiciables de leurs droits et des espaces ressources qu'ils peuvent contacter lorsqu'ils sont en situation de crise conjugale.
Est-ce que vous avez des souvenirs de certains participants qui ont pris conscience, qui se sont dit "ah mais moi, je ne me rendais pas compte que c'était des violences" ?
Ce que j'ai pu observer au cours de ces stages, c'est qu'un grand nombre de participants se montrent généralement réfractaires au sujet qui aborde leurs responsabilités. D'autres se montrent très taciturnes et n'expriment absolument rien tout le long du stage. Certains se montrent intéressés, voire certains autres monopolisent complètement la parole. On a une distribution qui est assez inégale.
Et du coup, une fois le stage terminé, quel est le suivi ?
Il y a un entretien bilan qui est conduit peu de temps après le stage de responsabilisation, qui vise du coup à réinterroger les justiciables au sujet de leur représentation, de leur comportement. Mais au-delà de cet entretien bilan, la procédure d'alternative aux poursuites est close.
Dans certains services pénitentiaires d'insertion et de probation, les auteurs de violences, qui ont suivi ces programmes de responsabilisation, peuvent avoir des entretiens supplémentaires. Mais généralement, il s'agit de les orienter vers des prises en charge plus thérapeutiques. Donc, de basculer sur des suivis psychologiques, par exemple, au sein de services médicaux sociaux.
Vous avez pu vous entretenir avec des auteurs de ces violences à l'issue de ces stages. Quelles conclusions vous avez pu en tirer ?
J'ai conduit des entretiens sociologiques à l'issue des stages de responsabilisation que j'avais préalablement aussi observés. C'est vrai que mes analyses montrent que certaines de leurs représentations au sujet des violences et des rapports de genre persistent voire se renforcent après le stage.
J'ai pu repérer, par exemple, dans leurs discours des formes de minimisation des violences qu'ils avaient exercées. J'ai repéré également des dénis des préjudices subis par la victime et aussi des dénis de responsabilité puisqu'ils dirigent plutôt la responsabilisation de la violence vers des politiques pénales qui seraient trop extensives, trop sévères ou trop volontaristes. Ou encore, ils accusent des aspirations conjugales en décalage, ou encore un contexte social, économique qui serait précarisant dans leur situation.
D'après ce que vous avez pu vous observer, la prise de conscience reste plutôt limitée chez les auteurs de violences...
Absolument, elle est très relative. Ils sortent de là, même renforcés dans leurs idées préconçues comme quoi ils ne sont pas coupables. Ils ne se sentent pas coupables. Ce qui fabrique ce renforcement des représentations, c'est aussi le groupe. Ils pensent que leurs situations se font écho les unes aux autres, ou alors ils se comparent et se désolidarisent. Leur situation est finalement moins grave que l'autre stagiaire qui, lui, a exercé des violences bien plus graves. Il y a une prise de distance vis à-vis de cette figure archétypique que serait l'auteur de violences conjugales à laquelle ils se comparent en se distinguant et en se désolidarisant.
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