Fil d'Ariane
La journaliste Anne Panasuk a rencontré plusieurs femmes autochtones qui lui ont fait des récits troublants : ainsi cette femme de la communauté innue d’Uashat-Maliotenam, sur la côte-nord du Québec, qui explique que la police autochtone a refusé de mener une enquête sur le chef de la communauté, Mike McKenzie qu’elle voulait accuser d’agression sexuelle. « La police amérindienne n’a pas voulu prendre ma plainte parce qu’ils disent que c’est lui, le chef en ce moment » a-t-elle précisé. Les agressions auraient commencé alors qu’elle avait 13 ans et auraient duré plusieurs années : « Il me donnait de la drogue, il me faisait boire. Mais en échange il fallait tout le temps que je donne du sexe » a raconté la jeune femme.
C’est quoi le message qu’on passe dans notre communauté ? Touche pas au chef, mais tu peux toucher à un enfant de 12 ans ?
Une victime
Une de ses amies n’a pas caché son indignation : « C’est quoi le message qu’on passe dans notre communauté ? Touche pas au chef, mais tu peux toucher à un enfant de 12 ans ? Mon Dieu, des enfants c’est sacré ! ». Une enquête préliminaire vient finalement d'être lancée à l'encontre du chef Mike McKenzie.
Anne Panasuk a aussi recueilli les confidences de deux mères : la première a vécu le drame de perdre sa fille qui s’est suicidée après avoir subi une agression, la deuxième mère, Jenny, a déposé quatre plaintes d’agressions sexuelles contre un jeune voisin qui s’en prenait à son fils depuis qu’il a 5 ans. La police autochtone a finalement interrogé son fils mais ce n’était pas dans sa langue maternelle. Et elle n’a pas fait parvenir à un institut montréalais la trousse médico-légale nécessaire comme preuve dans ce genre de plaintes, les échantillons prélevés sur le jeune garçon n’auront donc servi à rien.
Le gouvernement du Québec vient de déclencher une enquête en déontologie policière sur cette histoire. Mais le présumé agresseur vit toujours à trois maisons de Jenny et son fils… Et aucune accusation n’a finalement été portée contre lui en raison du jeune âge de la présumée victime, de « ses difficultés à relater les faits et sa confusion face aux événements ».
Une autre femme, Nicole, a réussi à faire condamner son agresseur au terme d’une bataille judicaire épique qui a duré 10 ans. Cet homme, Jean-Paul Neashish était un ex-chef de police atikamekw, il l’a agressée sexuellement pendant des années à partir de l’âge de 5 ans. Il aurait aussi agressé d’autres fillettes et femmes au cours des 40 dernières années. Jean-Paul Neashish a fréquenté les fameux pensionnats autochtones, ces institutions mises en place par le gouvernement canadien dans les années 50 dans le but d’assimiler les autochtones. Des enfants ont été arrachés à leurs familles et leurs milieux de vie pour se retrouver dans ces établissements, en majorité tenus par des religieux, où il leur était interdit de parler leurs langues et où nombreux d’entre eux ont subi des agressions, sexuelles ou autres.
Oui c’est vrai, ils ont souffert, eux autres aussi. Mais pourquoi ils ont continué à faire souffrir les autres ?
Nicole
Malheureusement, certaines des victimes de ces établissements reproduisent les agressions et sévices subis sur leurs proches. Cela semble le cas de cet homme, Jean-Paul Neashish, mais Nicole, sa victime, s’interroge devant la caméra d’Enquêtes : « Oui c’est vrai, ils ont souffert, eux autres aussi. Mais pourquoi ils ont continué à faire souffrir les autres ? ». Oui, pourquoi ?
Les chiffrent donnent froid dans le dos : plus de la moitié des abus sexuels subis par les autochtones du Québec concernent des enfants de moins de 14 ans et près de 3 autochtones sur 4 ont subi des violences de cette nature. La pédophilie serait donc un mal endémique au sein des réserves autochtones de la province. « Faut vraiment essayer de trouver un moyen de guérir nos populations parce qu’on ne peut pas passer ça aux générations futures, il faut que la roue, le cercle vicieux arrête aujourd’hui » déclare le jeune chef de la nation atikamekw, Constant Awashish, très conscientisé sur la problématique.
Pour ce faire, il faudrait déjà commencer à écouter ces femmes, qui soit ont été victimes de ces abus, soit tentent de protéger leurs enfants, car pour l’instant, elles ne sont visiblement pas ou peu écoutées, elles se sentent démunies et abandonnées par le système, elles ne savent plus à quelles portes frapper pour se faire entendre, pour porter plainte et faire condamner leurs agresseurs parce que ces derniers sont en position d’autorité.
La police autochtone, qui est dépendante des conseils de bande des réserves, n’ose pas enquêter sur le chef ou l’ex-policier (le Conseil de bande est un organisme privé, entièrement autonome qui doit respecter certains règlements et dispositions de la Loi sur les Indiens. Des pouvoirs lui sont conférés, entre autres, dans les domaines de l'éducation, des services sociaux et de la santé, ndlr). Donc pour l’instant, ces femmes peuvent difficilement obtenir justice.
C’est ce qui m’a le plus bouleversée quand j’ai fait ce reportage, le fait que les femmes soient intimidées par leurs communautés, surtout si elles portent plainte contre leurs agresseurs
Anne Panasuk, journaliste
Sans oublier l’intimidation qu’elles subissent si elles dénoncent : « C’est ce qui m’a le plus bouleversée quand j’ai fait ce reportage, m’explique Anne Panasuk, le fait que les femmes soient intimidées par leurs communautés, surtout si elles portent plainte contre leurs agresseurs. Comme ils sont tous dans les médias sociaux, Facebook et autres, ça n’arrête pas, les commentaires désobligeants et parfois même des menaces. C’est sûr que le fait qu’une personne dénonce, ça brise l’équilibre très très fragile qu’il y a dans les communautés, tout le monde se connait, c’est tricoté serré et finalement ils sont plus préoccupés par l’agresseur et ce qui peut lui arriver que de ce que la victime a subi. Et ça vraiment ça me bouleverse ».
« C’est déjà difficile de dénoncer sans avoir la communauté sur le dos » constate Alanis Volant, la mère qui a perdu sa fille. Elle a voulu parler et raconter son histoire pour protéger les autres enfants et éviter d’autres suicides. Beaucoup des victimes d’ailleurs qui osent porter plainte le font surtout pour protéger les autres enfants de ces agresseurs.
Anne Panasuk croit que pour briser ce cercle vicieux, il faudrait en tout premier lieu offrir aux autochtones les services sociaux auxquels ils ont droit. « Il y a une grande guérison à faire au sein des communautés et un évident travail d’introspection, c’est sûr, déclare la journaliste, mais commençons par leur donner des services qui soient à la hauteur de nos services comme des services sociaux comme des psychologues spécialisés en abus sexuels… Si on ne donne pas de l’aide aux victimes, on ne pourra pas briser pas ce cercle vicieux ».
Anne Panasuk estime également qu’il faudrait mettre en place une police régionale indépendante des conseils de bande des réserves autochtones, afin que les policiers puissent mener leurs enquêtes avec la distance nécessaire. La question de l’intégrité et l’efficacité des polices autochtones sera d’ailleurs étudiée au sein de la Commission d’enquête publique que le gouvernement québécois va mettre prochainement en place pour faire la lumière sur les problématiques de racisme systémique envers les communautés autochtones et leurs liens avec la communauté blanche.
En attendant, ce sont des générations qui ont été sacrifiées au sein des communautés autochtones et celles qui ont le courage de parler et de dénoncer pour protéger leurs enfants et leur offrir une vie sans violence ni abus font preuve d’un courage tout à fait admirable.
Retrouver tout nos articles, reportages, historiques, sur la condition des femmes autochtones au Québec, au Canada
> La Route des larmes des femmes des premières nations du Canada