La libération de la parole, via les hashtag #BalanceTonPorc et #MeToo, ne se limite pas à la dénonciation. Avec la succession de tribunes, l’une appelant le président à « décréter un plan d’urgence » contre les violences sexuelles, et d’autres émanant de féministes musulmanes et antiracistes sur l’affaire Ramadan, la mobilisation a-t-elle franchi une nouvelle étape ?
Après cette vague de libération de la parole et de conscientisation du phénomène de harcèlement et de violences sexuelles, la crainte de voir retomber, comme un soufflé, ce mouvement suscité par l’affaire Weinstein habite bon nombre d’entre nous.
On a vu souvent des mobilisations massives générées par des campagnes sur les réseaux sociaux, s’éteindre aussi vite qu’elles ont surgi. Et au fur et à mesure, des protestations parfois légitimes contre le #BalanceTonPorc critiqué en ce qu’il peut receler notamment une part de délation, qui n’a pas craint qu’on s’épuise pendant des jours à débattre de la forme employée, empêchant ensuite tout débat de fond.
La parole, c’est le pouvoir. Et les femmes n’ont pas à la prendre seulement pour dénoncer.Esther Benbassa, sénatrice
Dans ce contexte, il était urgent d’éviter toute dépolitisation du sujet pour traiter l’enjeu de ce débat celui du système de domination et de pouvoir qui doit être combattu, condition préalable, si l’on veut, femmes et hommes, bâtir une société égalitaire. Et comme le rappelle la sénatrice Esther Benbassa dans une tribune du Huffington Post, « la parole, c’est déjà agir », « la parole, c’est le pouvoir. Et les femmes n’ont pas à la prendre seulement pour dénoncer ». « Et ne doit en aucun cas être réduite à une parole de victimes. »
L’éducation et le droit ne sont pas suffisants. La jouissance sexuelle fait partie de la jouissance du pouvoir, c'est l'imaginaire social qui doit changer
Geneviève Fraisse, philosophe
« Il faut passer par une analyse politique des choses, déclare également Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, dans un entretien accordé au quotidien suisse Le Temps car, selon elle, « l’éducation et le droit ne sont pas suffisants ». Pour elle, l’affaire Weinstein, comme l’affaire Baupin, « c’est une affaire de sexualité, de libido, en lien avec le pouvoir » et « la jouissance sexuelle fait partie de la jouissance du pouvoir. C’est l’imaginaire social qui doit changer. »
Un plan d'urgence contre les violences sexuelles
De nombreuses féministes et personnalités publiques, nous entraînent sur cette voie en prenant la parole, à travers une tribune qui pourrait accélérer la mise en place de mesures politiques en matière de violences envers les femmes.
Il en va ainsi de la
pétition publiée dans le JDD, le 4 novembre 2017, et dans laquelle une centaine de femmes signataires militantes, cinéastes, écrivaines, artistes, médecins, philosophes et autres, issues de milieux très divers, ont appelé le Président de la République à agir contre les violences sexuelles visant les femmes. Parmi lesquelles, Rokhaya Diallo (journaliste), Valérie Donzelli (actrice, réalisatrice), Kee-Yoon Kim (comédienne, auteure), ou encore Caroline de Haas (militante féministe, auteure).
«
Monsieur le Président. Décrétez un plan d'urgence. Maintenant. », lancent-elles dans cette pétition, en rappelant «
qu’une femme sur deux a déjà été victime de violence sexuelle ». Et que «
certaines ne sont plus là pour signer cette tribune, mortes sous les coups. » A ce jour, cette pétition a recueilli plus de 120 000 signatures sur
change.org 1femmesur2.
Les signataires vont encore plus loin dans la démarche en proposant «
un plan d’attaque » avec cinq mesures concrètes: le doublement des subventions allouées aux associations de victimes de violence, une formation pour tous les spécialistes en contact avec elles (enseignant.e.s, magistrat.e.s, policier.e.s, corps médical, notamment de la santé au travail), un brevet de la non-violence sur le modèle du brevet de la sécurité routière, la formation obligatoire en entreprise contre le harcèlement sexuel au travail. Et enfin une campagne nationale de prévention aussi importante que celle sur la sécurité routière.
C'est ce que s'expliquait sur le plateau de TV5MONDE, le 10 novembre 2017, Marie Cervetti, membre du HCEfh (Haut conseil à l'égalité entre femmes et hommes) depuis 2013 et travailleuse sociale.
Des propositions qui tombent à point nommé puisque le Premier ministre Edouard Philippe et la secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, ont lancé début octobre 2017
« un tour de France » de l’Egalité qui doit durer jusqu’en mars 2018 pour recueillir la paroles des femmes.
Réponse de Marlène Schiappa
Interrogée le 5 novembre, sur cet appel collectif,
dans le 20 heures de France 2, la ministre a répondu cependant que «
tout ce qui est demandé dans cette tribune, fait partie des engagements de campagne du président de la République ou des choses sur lesquelles nous sommes déjà en train de travailler, donc nous avions déjà annoncé la plupart de ces mesures de longue date, la loi sur les violences sexistes et sexuelles, la grande campagne de communication, les mesures d’éducation sensibilisation et d’autres… »
Une façon de dire que le chef de l’Etat qui, rappelons-le, a réduit le ministère des Droits des femmes à un secrétariat d'Etat et abaissé le budget qui lui était alloué, n’a pas attendu cet appel pour agir. Le président Emmanuel Macron, silencieux jusqu’ici, pourrait bientôt
s’exprimer sur le sujet, semblerait-il, à l’occasion du 25 novembre 2017, journée internationale de lutte contre les violences envers les femmes.
Affaire Tariq Ramadan
A cela s’ajoute une succession de tribunes de plusieurs personnalités de la
société civile, qui enjoignent à dépasser l’extrême polarisation des réactions suscitées par l’affaire Tariq Ramadan.
Et pour cause. Depuis les dépôts de deux plaintes pour viol introduites à l’encontre du théologien suisse par deux Françaises et, depuis peu, les témoignages accablants,
rapportés par la Tribune de Genève, de quatre anciennes élèves qui disent avoir été harcelées et même avoir eu des relations sexuelles avec lui alors qu’elles étaient encore mineures, l’affaire ne cesse d'être instrumentalisée par ses nombreux détracteurs, tout comme ses défenseurs inconditionnels, souvent « complotistes ».
Les analyses des féministes musulmanes et antiracistes
Mais plusieurs militantes, chercheuses, et personnalités publiques à la fois féminines et masculines ont cherché à sortir de ces récupérations de tout bords. En effet, dans
une tribune publiée sur son site, Lallab affirme que «
son soutien aux victimes est total ».
L’association féministe a largement pris la défense des plaignantes en particulier Henda Ayari, ancienne salafiste, fondatrice de l’association féministe Libératrices, violemment «
insultée, calmoniée et menacée de mort » , tout en condamnant également «
toute récupération raciste et islamophobe du combat contre les violences de genre ». Henda Ayari a en effet dénoncé via Twitter les menaces graves dont elle est continuellement la cible depuis son dépot de plainte.
Quelques jours plus tard, dans Le Monde, la co-présidente de Lallab, Sarah Zouak, a signé
une nouvelle tribune en soutien aux plaignantes, cette fois aux côtés d’une dizaine d’autres féministes antiracistes et musulmanes - dont Zahra Ali (enseignante-chercheure à Rutgers University), Ndella Paye (membre fondatrice du collectif Maman toutes égales), Leila Alaouf (étudiante chercheure en littératures, genres et études postcoloniales à Sorbonne-Nouvelle).
En finir avec la solidarité négative qui lierait tous les musulmans entre eux dès lors que l’un d’eux fait un faux pas.Collectif de féministes musulmanes et antiracistes
«
Nous choisissons d’inverser la charge de la preuve, et de croire la parole des femmes, écrivent-elles dans un texte très argumenté.
Penser qu’un homme est innocent simplement parce qu’une plaignante pourrait corroborer une rhétorique islamophobe, fait le jeu de la loi de l’omerta. » Elles appellent donc à en finir avec «
la solidarité négative qui lierait tous les musulmans entre eux dès lors que l’un d’eux fait un faux pas ». «
De la même façon, la récupération d’une plainte pour viol à des fins racistes, poursuivent-elles,
ne peut que nuire aux victimes elles-mêmes et à leurs soutiens (…) »
Ajoutant que certaines d’entre elles «
ont directement été confrontées au sexisme de Tariq Ramadan. Leurs interactions avec lui ont été marquées par des tentatives malsaines de séduction ».
Les femmes musulmanes sont-elles condamnées à devoir choisir entre deux patriarcats ?
Fatima Khemilat, chercheuse en sciences sociales
Toujours dans le quotidien vespéral, Fatima Khemilat, chercheuse en sciences sociales, spécialisée sur l’islam de France, avait ouvert la voie avec
une tribune tout aussi marquante : «
Les femmes musulmanes sont-elles condamnées à devoir choisir entre deux patriarcats ? Servir le patriarcat de la société dominante qui aimerait faire croire que le machisme est un produit purement « made in Maghreb » ou servir un patriarcat dans les populations musulmanes qui relègue les femmes à une position de subalterne ? Pourtant une troisième voie semble exister, celle des contestées féministes musulmanes. »
Alors qu’il est devenu systématique de voir une tempête d’injonctions «
à se désolidariser » ou «
à sortir du silence » s’abattre sur les musulmans dès lors que l’un d’eux est incriminé, on aurait pu imaginer que ces tribunes salutaires, où des voix musulmanes s’expriment sans détours sur le cas du prédicateur Tariq Ramadan et plus largement sur les violences sexuelles, soient davantage relayées.
Le cas Tariq Ramadan vu par des hommes
Deux tribunes signées cette fois par des hommes étayent la même affaire. A commencer par celle d’Edgar Morin, auteur de deux livres de discussion avec Tariq Ramadan, il pointe dans
Mediapart, que «
toute religion a ses Tartuffe, et l’Islam peut avoir les siens. Je sais aussi que les machos intempérants existent dans toutes les sphères de pouvoir, politique, économique ou spirituel (prêtres pédophiles).
Mais je ne peux pas être moins ému par ce qu’ont souffert les victimes de Tariq Ramadan que par celles de Weinstein et autres victimes de viols et violences » .
Enfin, dans
Libération Abdelkrim Branine, journaliste et ancien rédacteur en chef de Beur FM et Réda Didi, président du Think Tank Graines de France, formulent une mise en garde : « éviter l’effet O.J Simpson ». Ces derniers rappellent « qu’en 1995 le procès de l’ancienne star de football américain a pris la forme d’un véritable enjeu national autour de la question raciale ». «
Les démêlés judiciaires de Tariq Ramadan, accusé de viol, écrivent-ils,
ne doivent pas nous mener à un cas de figure semblable en France». Ils invitent «
les élites de notre pays, si promptes à désigner les bons et les mauvais leaders » à «
se poser la question de savoir comment un Suisse issu de la bourgeoisie égyptienne est parvenu à occuper une place aussi importante pour des millions de concitoyens d’origine afro-maghrébine. »
Autant de voix qui se mêlent au flot des dénonciations qui continuent sur les réseaux sociaux ou de façon plus discrète dans les associations d’aide aux victimes de plus en plus sollicitées, pour une nécessaire approche politique et systémique des violences envers les femmes.
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