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Préjugés sexistes, questions déplacées, remarques culpabilisantes... La procédure judiciaire peut être vécue comme une "double peine" par les victimes de violences sexuelles. Longtemps cantonnée aux sphères militantes, la notion de "victimisation secondaire" commence à faire son chemin en France.
Devant le palais de justice d'Avignon, dans le sud de la France, le 19 décembre 2024.
"Cette violence-là, ça nous détruit", lance dans un souffle Clara Achour, violoncelliste de 25 ans. L'ami qu'elle accusait de viol sous sédation a été acquitté au terme d'une procédure "très longue", "violente", ponctuée de "propos sexistes" et de "remise en cause" de sa parole.
"On m'a dit que comme j'étais une jeune fille, forcément j'étais très naïve, que c'était un petit peu de ma faute, que j'aurais dû me défendre plus, et qu'est-ce que je faisais dans une soirée sans mon amoureux ?!", énumère-t-elle, déplorant un procès "concentré sur ma vie sexuelle et amoureuse précédente".
Cela va de la lenteur de la procédure à l'enquête menée à charge plutôt qu'à décharge, en passant par le regard porté sur la vie de la victime sans penser à l'acte subi. Emmanuelle Piet
Son témoignage n'est pas isolé. Selon le collectif féministe contre le viol (CFCV), ces cas de "victimisation secondaire" sont fréquents et constituent "à chaque fois de véritables claques" pour les victimes. "Cela va de la lenteur de la procédure à l'enquête menée à charge plutôt qu'à décharge, en passant par le regard porté sur la vie de la victime sans penser à l'acte subi", souligne sa présidente Emmanuelle Piet.
Cela intervient dans "toutes nos affaires, soit par l’avocat de la défense, soit par les acteurs de la justice eux-mêmes, au stade policier, lors de l’expertise, des confrontations ou de l’instruction", ajoute l'avocate Carine Durrieu-Diebolt, qui défend des plaignantes contre Gérard Depardieu. Autre pénaliste et spécialiste des droits des femmes, Anne Bouillon décrit une "course d'obstacles" pour des victimes "violentées par ceux-là même qui sont censés les protéger." Elle pointe les "débordements" de nombreux experts aux "postures de sachant surplombantes".
La "victimisation secondaire" a bénéficié d'un coup de projecteur lors du procès des viols de Mazan, avec la colère exprimée par Gisèle Pelicot sur l'"humiliation" provoquée par l'allégation en défense d'une complicité avec son ex-mari, qui l'a livrée à des hommes après l'avoir droguée. "J'ai l'impression que la coupable c'est moi et que derrière moi les 50 sont victimes, a-t-elle dénoncé. Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte."
Notre dossier Au nom de Gisèle Pélicot : le procès de la culture du viol en France
Quelques mois après son verdict, Clara Achour a dénoncé devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) "l’absence d’enquête et de poursuites effectives" dans son dossier. Sept autres femmes ont également porté plainte dans d'autres affaires, à l'image de la Canadienne Emily Spanton après l'acquittement des deux policiers accusés de l'avoir violée en 2014 au "36 quai des Orfèvres".
Selon son avocate, Me Sophie Obadia, Clara Achour veut faire reconnaître que son "traitement" judiciaire "a pu causer chez elle un traumatisme qui définit le concept de victimisation secondaire". La CEDH a confirmé qu'elle se positionnerait sur ces huit plaintes au "premier semestre 2025", comme indiqué par Mediapart.
Cette action s'inscrit dans le fil de décisions précédentes de la Cour. En 2021, l'Italie a été condamnée pour avoir, dans une décision de justice, véhiculé "les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne". "Il est essentiel", insistait la CEDH, d'éviter "d'exposer les femmes à (...) des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice".
Depuis, la victimisation secondaire a été intégrée dans la première directive européenne sur les violences faites aux femmes, adoptée en mai 2024.
A la chancellerie à Paris, où on se refuse à tout commentaire sur la procédure en cours à la CEDH, on assure "travailler" sur cette notion. Il s'agit de "concilier cette attention qu'on doit (aux victimes) avec les nécessités probatoires..., pour pouvoir aboutir à une poursuite et à une condamnation", ajoute-t-on. Même prudence chez la pénaliste Laure Heinich, qui défend auteurs et victimes : "interroger quelqu'un, c'est le principe du contradictoire", et les "auditions et confrontations sont une part inhérente à l'acte de juger".
En Belgique, Canada, Espagne, Suède, on ne peut pas poser toutes les questions sur la vie privée de la victime s’il n’y a pas de lien direct avec les faits. Me Durrieu-Diebolt
Mais pour Me Durrieu-Diebolt, "en Belgique, Canada, Espagne, Suède, il y a des lois-boucliers : on ne peut pas poser toutes les questions sur la vie privée de la victime s’il n’y a pas de lien direct avec les faits." Pour elle, malgré des progrès, "on est en France à l’époque de la préhistoire". Pour Anne Bouillon aussi, "les choses s'améliorent, mais cela reste disparate, y compris au sein d'un tribunal, d'une même brigade de gendarmerie. Le meilleur existe, on peut aussi tomber sur le pire".
(Re)lire dans Terriennes :
Anne Bouillon, l'avocate qui plaide pour elles
Tribune #MeToo : "Malgré le courage des victimes, c'est l'impunité qui grandit"