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C'est le procès d'un supplice qui a duré près de dix ans. Une femme a été violée, alors qu'elle était inconsciente, droguée par son mari, par des dizaines d'hommes, recrutés sur internet. 51 accusés, dont l'ex-époux, sont jugés à Avignon. Aujourd'hui, Gisèle Pélicot est devenue le visage de la lutte contre les violences sexuelles en France.
Gisèle P., 72 ans, au jour de son audition lors du procès de son ex-mari et de ses violeurs, au tribunal d'Avignon (France), le 5 septembre 2024.
"A ce moment-là, je n'ai qu'une envie, c'est disparaître. (...) Mon monde s'écroule, tout s'effondre, tout mon édifice. On a eu trois beaux enfants, sept petits enfants, je croyais qu'on était un couple fusionnel. Même nos amis disaient : 'vous êtes le couple idéal'", raconte Gisèle Pélicot évoquant devant la Cour le moment où elle a appris par la police ce qui lui était arrivé.
Je croyais qu'on était un couple fusionnel. Même nos amis disaient : 'vous êtes le couple idéal'". Gisèle P.
92 viols en moins de 10 ans, commis par une cinquantaine d'hommes - peut-être jusqu'à 80 -, sans qu'elle le sache, parce que droguée, à son insu. Un scénario bien rodé mis en place par son propre époux. Voilà la teneur du procès qui a débuté le 2 septembre 2024 à Avignon, dans le sud de la France. Les accusés - dont 18 en détention provisoire - sont des hommes, âgés de 21 à 68 ans au moment des faits.
Le mari a 71 ans aujourd'hui. Ce procès hors norme, emblématique de la question de la soumission chimique, devrait durer jusqu'au 20 décembre devant la cour criminelle du Vaucluse. Une cour exclusivement composée de magistrats professionnels. En raison de l'état de santé de Dominique Pélicot, ex-époux et principal accusé, le procès a été suspendu temporairement avant de reprendre en sa présence.
Il n'y a pas de profil type du violeur. Le violeur, c'est Monsieur Tout-le-Monde. Véronique Le Goaziou, spécialiste des violences sexuelles
Pompier, artisan, infirmier, gardien de prison, ou encore journaliste ; célibataires, mariés ou divorcés : "Il n'y a pas de profil type du violeur. Le violeur, c'est Monsieur Tout-le-Monde", estime Véronique Le Goaziou, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie, spécialiste des violences sexuelles.
Au jour du début du procès, devant le Palais de justice, des militantes féministes ont manifesté en soutien à la victime.
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Certains sont venus une fois, une dizaine plusieurs fois, jusqu'à six nuits parfois. Ils ne souffrent d'aucune pathologie psychique notable, selon des experts, qui pointent toutefois leur sentiment de "toute-puissance" sur le corps féminin. Beaucoup maintiennent qu'ils pensaient seulement participer aux fantasmes d'un couple libertin. "Mes clients ont l'impression d'avoir été piégés, selon l'avocat de six accusés, Me Da Silva. Dans leur esprit, il ne s'agissait que d'avoir une relation sexuelle avec une dame parfaitement consentante".
Le mari et principal accusé affirme que "tous savaient" que son épouse était droguée à son insu. Pour l'instruction, "chaque individu disposait de son libre arbitre" et aurait pu "quitter les lieux".
Les faits ont commencé en 2011, quand le couple vivait encore en région parisienne. Mais c'est surtout à partir de 2013, après leur déménagement à Mazan (Vaucluse), que la majorité des viols ont eu lieu et cela a duré jusqu'en 2020. A chaque fois, Dominique P., ex-employé EDF, administrait à son épouse un puissant anxiolytique. Il va filmer chaque scène, qu'il va répertorier, datér et conserver. Une liste de 72 agresseurs est établie. La police va en identifier seulement 50.
Le mari utilisait de puissants anxiolytiques pour droguer sa femme. Les individus entraient à pas feutrés, chuchotaient et si la victime bougeait un bras, ils s'en allaient. Jérémie Bosse Platière, commissaire de la police judiciaire d'Avignon
Pour les hommes, recrutés sur coco.fr, un site de rencontres fermé depuis juin 2024 car accusé d'être un repaire de prédateurs sexuels, les consignes étaient strictes, afin de ne pas réveiller la victime : ne pas se garer devant la maison, se déshabiller dans la cuisine, ne pas fumer, ni faire de bruit et se réchauffer les mains en les passant sous l'eau chaude.
"Le mari utilisait de puissants anxiolytiques pour droguer sa femme. Les individus entraient à pas feutrés, chuchotaient et si la victime bougeait un bras, ils s'en allaient", avait expliqué fin 2021 à l'AFP le commissaire Jérémie Bosse Platière, de la police judiciaire d'Avignon, lorsque l'affaire avait éclaté.
Gisèle P., l'ex-épouse, ne s'est rendu compte de rien. Pendant près de dix ans, elle se souvient juste d'être toujours fatiguée, d'avoir souvent des absences. "C'est comme si tout ce qu'il y a avait dans son disque dur était effacé. Des scènes qu'elle n'a jamais vécu pour la bonne et simple raison que les dosages administrés étaient tellement puissants qu'elle perdait tout de suite connaissance. C'était comme des comas, une anesthésie générale", raconte sa fille Caroline Darian au micro de RTL. Les médecins n'ont jamais rien trouvé.
Elle a tout appris à 68 ans, lorsque l'enquête débute à l'automne 2020, après presque 50 ans de vie commune : son mari vient d'être surpris dans un centre commercial en train de filmer sous les jupes de clientes. En fouillant son ordinateur, les enquêteurs découvrent de nombreuses photos et vidéos d'elle, visiblement inconsciente, violée par des inconnus.
Elle va vivre pour la première fois, en différé, les viols qu'elle a subis pendant dix ans, car elle n'en a aucun souvenir. Me Antoine Camus, avocat de la victime
Le procès s'annonce d'ors et déjà comme "une épreuve absolument terrible" pour elle, estime Me Antoine Camus, l'un de ses avocats, qui défend aussi ses trois enfants et ses cinq petits-enfants. "On le sait, elle ignorait tout de ce qui lui était infligé. Elle n'a aucun souvenir des viols qu'elle a subis pendant dix ans. Elle va les découvrir tout au long de ces quatre mois", a-t-il expliqué à l'AFP.
En plus de filmer les séquences, Dominique P. participait aux viols. Il ne réclamait aucune contrepartie financière aux inconnus à qui il avait fixé rdv. Son expertise psychologique conclut à "l’absence de pathologie ou d’anomalie mentale, mais à une déviance sexuelle ou paraphilie de type voyeurisme" et à "une personnalité perverse". Suite aux examens psychiatriques réalisés lors de l'enquête, il est qualifié de "patriarche", "manipulateur" doté d'une personnalité "perverse", utilisant sa femme comme "appât". Lors de ses auditions, il a expliqué retirer "du plaisir" à voir son épouse forcée à effectuer des actes qu'elle refusait habituellement.
Le fait de soumettre quelqu'un peut susciter un formidable sentiment de toute-puissance et de pouvoir sur un être plus faible, ou qu'on domine. C'est un sentiment de domination masculine. Véronique Le Goaziou, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie
"Le fait de soumettre quelqu'un peut susciter un formidable sentiment de toute-puissance et de pouvoir sur un être plus faible, ou qu'on domine. C'est un sentiment de domination masculine", souligne la spécialiste des violences sexuelles, Véronique Le Goaziou.
"Il y a une part de voyeurisme, ça c'est incontestable, déclare de son côté Me Béatrice Zavarro, avocate du principal mis en cause. (...) Je pense qu'aujourd'hui, au bout de presque quatre années de détention, il est dans un raisonnement peut-être un peu plus posé et qu'il saura très certainement expliquer." L'homme se dit prêt à "affronter son épouse, sa famille", précise-t-elle. Il sera le premier à passer devant les juges. Suivront ensuite quatre autres accusés, puis ce sont des groupes de cinq à sept accusés qui seront auditionnés chaque semaine, pendant plus de deux mois, afin de décortiquer les responsabilités de chacun dans un dossier de procédure de 31 tomes.
Le calendrier prévisionnel prévoit 69 jours d'audience pour ce "procès de l'impensable", comme le titre en Une le quotidien Libération. Les 51 hommes, dont le principal accusé, risquent 20 ans de réclusion criminelle.
En 2003, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) mène une enquête «Soumission chimique». Elle montre que 43 % des 82 cas "vraisemblables" recensés en 2021 ont eu lieu dans la sphère privée contre 20 % dans les lieux festifs. Plus de 41 % des auteurs sont connus de la victime. Quant aux substances utilisées, s'il s’agit de plus en plus de drogues illicites, la majorité d'entre-elles se déniche toujours en pharmacie (56 % de benzodiazépines, opioïdes et autres sédatifs), comme le précise dans un article Libération. En 2021, l’ANSM faisait état de 727 signalements suspects, et 1 229 en 2022. Un décompte sans doute bien en deçà de la réalité car il s’appuie majoritairement sur les dépôts de plaintes. Or, on sait que seulement 6 % des victimes vont jusqu'au dépôt de plainte en commissariat.
"En un an, il y a eu une augmentation de 69% de signalements de soumission chimique dans notre pays. On n'est pas dans le faits divers mais dans le phénomène de santé publique", commente la députée Sandrine Josso, porte-parole du collectif "M'endors pas", dans les médias.
La fille de Gisèle P., Caroline Darian(son nom de plume pour le livre publié en 2022, Et j'ai cessé de t'appeler papa, NDLR) a fait de la lutte contre la soumission chimique son combat. "Ce sont des agressions qui se font sur le corps d'une femme qui est inanimée !, s'insurge-t-elle sur le plateau de BFM.TV. On a tout cherché sauf au bon endroit. Elle a vu des médecins, des neurologues ... Le corps médical n'a pas su détecter le problème", déplore-t-elle.
Elle essaye de vivre normalement ... Caroline Darian sur BFM.TV
Quand le journaliste lui demande comment sa mère vit aujourd'hui, elle répond, après un long soupir : "Elle essaye de vivre normalement".
A l'écoute du long et cru résumé des faits prononcé par le président de la cour criminelle, la principale victime est restée stoïque. Sa fille, en pleurs et prise de tremblements, a dû sortir de la salle d'audience pendant un moment. Le huis clos demandé par le ministère public et certains accusés, a été refusé, comme le souhaitait Gisèle P. afin que la "honte change de camp".
"J'ai été sacrifiée sur l'autel du vice", a-t-elle témoigné, la voix empreinte de colère, face à la Cour lors de son audition au tribunal. "On voit cette femme droguée, maltraitée, qui est une morte sur son lit. Le corps n'est pas froid, le corps est chaud. Mais je suis comme morte. Ils profitent de moi, ils ne se disent pas que cette femme est en détresse, ils me voient comme poupée de chiffon, un sac-poubelle", lance-t-elle, face aux accusés. Seuls 14 des 48 présents ont reconnu les faits reprochés. Trois ont présenté leurs excuses.
Gisèle Pelicot est devenue une figure de la lutte contre les violences sexuelles. Son visage stylisé a été brandi par 10.000 personnes qui se sont rassemblées dans toute la France pour lui apporter leur soutien, samedi 14 septembre.
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"On est toutes Gisèle", "Violeur on te voit, victime on te croit", "Tu n'es pas seule", ont scandé les 3.500 personnes réunies à Paris.
A toutes ces victimes, je leur dis aujourd'hui : 'Regardez autour de vous, vous n'êtes pas seules'". Gisèle Pélicot
Devant la presse, Gisèle Pélicot a tenu à prendre la parole pour remercier ses nombreux soutiens : "J'ai été profondément touchée par cet élan qui me donne une responsabilité. Grâce à vous tous j’ai la force de mener ce combat jusqu’au bout. Ce combat que je dédie à toutes les personnes, femmes et hommes, qui, à travers le monde sont victimes de violences sexuelles. A toutes ces victimes, je leur dis aujourd'hui : 'Regardez autour de vous, vous n'êtes pas seules'".
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