"Viril" ou la catharsis féministe de Virginie Despentes, Béatrice Dalle et Casey

Coup de poing, coup de gueule, le spectacle Viril qui a fait l'ouverture du festival "Les Créatives" à Genève, en Suisse, laisse des traces. Sur scène, Béatrice Dalle, Virginie Despentes et la rappeuse Casey interprètent tour à tour des textes de la littérature féministe, sur fond de rock-électro du groupe Zëro. Une colère nécessaire. Terriennes y était. 
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CaseyDalleDespentes dans Viril
Virginie Despentes, Béatrice Dalle et Casey.
©Gilles Vidal
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Lumières aveuglantes, guitare électrique et musique qui martèle comme pour nous plonger en transe... Dès les premières minutes, le public est sous tension. On n'est pas là pour s'amuser, on va en prendre plein la figure. Et c'est le but.  
 

Béatrice Dalle ouvre le bal. Magistrale et majestueuse... Brute, entière, intime, telle une prêtresse vaudou venue exorciser le démon patriarcal, elle profère sur scène le manifeste signé Virginie Despentes, un texte extrait de son livre King Kong Théorie et qui commence par ces mots : "J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf..."

Casey enchaîne et garde le rythme - normal pour une rappeuse. Son flow envoûte et percute comme des flèches ou des aiguilles qu'on enfoncerait dans des poupées, ces femmes qu'on a victimisées et oubliées, celles d'hier et d'aujourd'hui. Elle compare l'homosexualité à "un sniper silencieux qui colle une balle dans le cœur des enfants dans les cours de récréation, il vise sans chercher à savoir s’ils sont gosses de bobos, d’agnostiques ou de catholiques intégristes". Elle raconte son histoire, celle d'un.e homo ou d'un.e trans, percé d'une balle en plein coeur : "J’avais 3 ans quand pour la première fois j’ai senti le poids de la balle. J’ai su que je la portais en entendant mon père traiter de sales gouines dégueulasses deux filles étrangères qui marchaient en se donnant la main dans la rue. Ma poitrine s’est mise à brûler."
 

Casey de profil
La rappeuse Casey, dans Viril.
©Gilles Vidal


Virginie Despentes entre en scène, avec sa voix grave et saccadée, un peu à la Sagan. Ponctuant chacune de ses phrases de gestes du bras droit, telle une cheffe d'orchestre rythmant sa musique, comme pour mieux guider l'auditoire à écouter et à digérer ses propos. En échos à la récente polémique, en France, sur le port du voile lors des sorties scolaires, elle lit un texte de Paul Preciado publié dans le quotidien Libération le 2 novembre 2019 : "C'est toujours le corps des femmes, voilé et dévoilé, et non celui des hommes, qui fait l'objet de régulation et de vigilance politique dans l'espace public, qui est traité comme une tabula rasa silencieuse, une page blanche abrutie où s'inscrivent la loi patriarcale, la loi coloniale ou la loi du marché, comme si nous étions un simple écran sur lequel le clan des prêtres et des  califes, des parents et des frères, des colons ou des agents commerciaux projettent leurs slogans.

Despentes dans viril
Virginie Despentes dans Viril.
©LesCréatives


L'illustration sonore, un post-rock hypnotique, nous maintient en apnée, face aux coups de poings que nous assènent les trois artistes, l'une après l'autre. Béatrice Dalle reprend le micro pour dire, la voix étranglée, comme par des sanglots, ce texte de Zoé Leonard : "Je veux une gouine comme Présidente... Je veux une présidente de la République qui vit sans clim, qui a fait la queue à l’hôpital, à la CAF et au Pôle Emploi, qui a été chômeuse, licenciée économique, harcelée sexuellement, tabassée à cause de son homosexualité, et expulsée."
 

Béatrice Dalle pendant Viril
Béatrice Dalle dans Viril.
©Gilles Vidal


C'est une lettre d'amour, et de souffrance, qui vient clôre la performance sur une note de fausse douceur : la colère, désormais, appartient au passé. Dans la voix de Virginie Despentes, la lettre de Leslie Feinberg à son ancienne amante retrace un épisode vécu lors de la persécution des butchs aux Etats unis, et laisse sous le choc, oppressé et libéré à la fois. 

Un public averti, mais sonné...

La salle était comble. Une partie du public, en grande majorité féminine, avec parfois de très jeunes femmes sans doute pas encore nées lors de la publication de certains de ces grands classiques du féminisme, se contentait de places par terre dans les travées. La fin de chaque texte était saluée d'applaudissements, mais aussi de cris libérateurs. La salle a fini debout, rappelant les acteurs et les musiciens pendant une quinzaine de minutes - un événement et un accueil assez rare à Genève ! 

Ce spectacle légitimise la colère diffuse que l'on a en nous et donne de la force pour la suite. On sent la sororité dans la salle et ça c'est très fort.
Céline, une spectatrice

"Cela fait du bien de prendre cela en pleine face. C'est une colère qui donne envie, qui laisse une empreinte, nous dit Angèle, la trentaine, à la sortie de la salle. Car c'est ce qu'on vit au quotidien. Autant le spectacle donne la pêche, autant le retour dans la réalité est violent, car il met en lumière des choses qu'on n'a pas envie de voir, car c'est douloureux. Tout à coup, on se dit que notre vie c'est ça : une domination dont on n'est pas conscientes, une soumission volontaire parfois." Pour Céline, une Genevoise féministe miliante "ce spectacle légitimise la colère diffuse que l'on a en nous et donne de la force pour la suite. On sent la sororité dans la salle et ça c'est très fort."

Dorothée, photographe et metteuse en scène engagée pour la cause des migrants renchérit : "Chacune des actrices pose un endroit d'où regarder le monde, alors qu'en général, le monde n'est pas restitué par des regards féminins. Ce spectacle va changer la façon dont je vais éduquer mes enfants. Il va m'encouger à d'agir avec plus de justesse, en symbiose avec mes émotions". 

Vos moments préférés, les plus marquants ? "Le démarrage à fond, la lettre d'amour particulière à la fin, et le passage sur les hommes, celui sur les mâles. On y retrouve en concentré ce qu'on a vécu sur plusieurs siècles de manière inversée", ajoute une autre membre du groupe, Emmanuelle. 

Je trouve qu'un espace non inclusif, c'est super important. Il y a un moment où il faut assumer la non-inclusivité, c'est bien.
G., professeur de français et de philosophie à Lausanne

Les hommes, minoritaires dans le public il faut bien le dire, en prennent pour leur grade lors de la lecture de ce texte extrait de Scum manifesto de Valérie Solanas, militante féministe américaine qui a essayé d'assassiner Andy Warhol en 1968. L'un d'eux nous fait part de sa réaction. Professeur de français et de philosophie dans un lycée de Lausanne, il l'a plutôt bien pris : "c'est drôle ! Cette exagération, c'est bien qu'on puisse la prendre dans la gueule ! C'est évidemment une caricature mais qu'on nous le dise de cette manière c'est important. J'ai surtout réagi sur le texte de Virginie au tout début. C'est un texte que j'ai fait lire à mes élèves. Les réactions étaient vraiment intéressantes, pas seulement sur la question féministe mais aussi sur les agressions sexuelles, le viol, ça permet d'en parler, surtout dans une classe technique où les filles ont eu un parcours chaotique et n'avaient pas eu la vie facile. Certain.e.s de mes élèves ont fait lire ce texte à leur parent qui m'ont remercié pour cela !"

Et un homme sur scène, il y aurait eu de la place pour lui ? "Moi, je trouve qu'un espace non inclusif comme ça, c'est super important, il y a un moment où il faut assumer la non-inclusivité, c'est bien", conclut-il d'un ton convaincu. 
 

Viril : la troupe
Toute la troupe de Viril.
©Gilles Vidal


A l'issue de la réprésentation, Terriennes a pu s'entretenir avec l'écrivaine et réalisatrice Virginie Despentes et David Bobée, le metteur en scène de Viril

Terriennes : D'où est venue l'idée de créer Viril ?
David Bobée : à l'origine c'est le festival d'Avignon qui m'a demandé de créer un
feuilleton théatral sur la thématique du genre. Chaque jour un épisode d'une heure, sur la place des femmes dans l'histoire, dans l'espace public, sur la masculinité, construire et déconstruire, sur la transidentité. J'avais envie de faire un épisode sur la littérature féministe et lesbienne. J'en ai discuté avec Virginie à qui j'ai donné carte blanche sur un des épisodes. Et on a commencé à rassembler ce début de ce montage de textes. On a tellement aimé ce moment là qu'on a eu envie de se retrouver et d'approfondir d'aller plus loin et d'en faire un vrai spectacle. Car ce qui se dit dans ce spectacle est quand même essentiel et fait du bien à pas mal de blessures encore grandes ouvertes. 

Quel est le rôle de la musique quasi-omniprésente dans ce spectacle ? 
Virginie Despentes : j'espère qu'il n'y a pas que de la colère dans cette musique, il y a des moments de tension évidemment, par moments, la musique explose tout et il y en a d'autres où elle est plus en retenue. Les Zëros, ça fait cinq ans qu'on fait des lectures ensemble, ce sont des gens que je connais depuis vingt ans, ils sont bien car on peut les mettre partout ! 

bobée
David Bobée, metteur en scène de Viril
©France3

Que va devenir ce spectacle ? 
DB : On a commencé un peu en secret au début, on en avait la nécessité mais est-ce qu'on allait le porter plus loin ? Aujourd'hui, oui, on est très contents. 

Il y a des textes qui sont liés avec l'actualité récente, notamment autour du voile en France, suite au vote d'un projet de loi au Sénat, pour exclure les femmes voilées des sorties scolaires... 
VD : en fait, il y a un texte extrait de mon livre King Kong Théorie au tout début du spectacle que lit Béatrice, mais il y a aussi deux autres textes de Paul Préciado qui ont été publiés dans la presse tout récemment. J'avais envie de les dire là maintenant. 

Quand on pense combat féministe, c'est très difficile de faire l'économie de l'histoire et des combats des noirs quand on retrace l'histoire du féminisme au XXe siècle.
Virginie Despentes

Et pourtant, il n'y avait pas de femme voilée dans le public de ce soir... 
VD : On espère qu'avec le temps, et selon les lieux où l'on jouera ça évoluera. Ici on était dans un public très blanc en fait. Cela peut changer. Le fait de travailler avec Casey, c'est incroyable c'est aussi s'adresser à son public, un public vraiment mixte. 
DB : on veut aller dans différents endroits pour aller à la rencontre d'autres publics. 

C'est un spectacle à la croisée des chemins de tous les combats féministes ?
VD : Quand on pense combat féministe, c'est très difficile de faire l'économie de l'histoire et des combats des noirs quand on retrace l'histoire du féminisme au XXe siècle. Il faudrait être contorsionniste. Les noires Américaines ont donné le la : comment on allait faire les choses, exprimer les revendications, se battre. Elles sont vraiment fondatrices. Déjà dans les années 1960, ce sont les Américaines qui nous montraient la route. 

La colère est la seule arme possible contre la haine. 

David Bobée

Pourquoi avoir choisi de terminer ce spectacle en colère sur une lettre d'amour ?
DB : Je réunis trois femmes pour quoi j'ai une admiration absolue, qui sont le symbole même d'une liberté, qui réunissent une façon d'être au monde et qui ne s'excuse pas et qui ont le courage d'être en colère, d'assumer la colère et d'assumer les reproches qu'on adresse à la colère. La colère est un sentiment plutôt très ositif dans le sens où il peut détruire des systèmes d'opression et de domination. La colère est la seule arme possible contre la haine.  Oui, bien sûr, c'est un spectacle en colère et qui a des raisons de l'être. C'est important de finir le spectacle que derrière ce système de domination, toutes ces discriminations croisées, ces oppressions, il y a des vies humaines, des personnes, qui se font écraser, humilier, maltraité. Il n'est pas seulement question de système qui s'opposent à des systèmes. 

VD : Dans les grands textes féministes, peu se permettent d'être aussi intimes, aussi amoureux, tout en étant un classique. Elle se permet d'être vraiment vulnérable, alors que c'est compliqué à faire.

Que ressentez-vous en interprétant ces textes ?
VD : Ce soir, du plaisir !