Fil d'Ariane
C'est au hasard d’une vente aux enchères, en 2007, que des milliers de négatifs - estimés entre 100 000 et 150 000 - d'une mystérieuse inconnue du nom de Vivian Maier sont exhumés de l’oubli. John Maloof qui deviendra le réalisateur du documentaire sur la photographe, n’est alors qu’un obscur agent immobilier, président d’une petite association d’histoire locale à Chicago. Intrigué par un lot de pellicules dans une énorme boîte d'épicerie, il l’achète espérant y trouver des renseignements sur un site urbain.
D’abord dépité par son achat, John Maalof va s'intéresser peu à peu à l’œuvre de cette artiste inconnue, jusqu’à racheter tous les lots vendus à d’autres enchérisseurs
Son film A la recherche de Vivian Maier sort en 2014. Une légende naît. Aujourd'hui, beaucoup de ces clichés ont fait le tour du monde : d'étonnants noir et blanc, mais aussi des images en couleur, qui des décennies durant, captèrent les franges et la fange de la société américaine.
Longtemps, le nom de Vivian Maier est resté inconnu de tous, ou presque. Car à New York ou Chicago, certain.e.s s’en souviennent, tantôt avec gratitude, tantôt avec déplaisir. Ce sont les anciens enfants gardés par cette étrange nounou, gouvernante fantasque et photographe de grand talent, qui parcourait les rues jour et nuit les rues des quartiers, s'aventurant aussi dans les quartiers borgnes.
"Saisir la lumière des choses avant qu’elle ne s’efface," ainsi parlait Basho, poète japonais, maître du haiku.
"Prête à saisir l'insaisissable, l'éphémère," ainsi Gaëlle Josse, biographe de Vivan Maier, parle de son héroïne.
Une femme en contre-jour, paru aux éditions Notablia, est une biographie romancée de Vivian Maier, une enquête fouillée sur les zones d'ombre de cette femme précurseure des photographes de rue.
Née aux Etats-Unis d’une mère française et d’un père d’origine austro-hongroise, la jeune Vivian n’a pas une jeunesse facile. Famille désunie, dysfonctionnelle, élevée en partie par sa grand-mère maternelle, elle n’aura de cesse de se rendre invisible.
Sorte de double de Mr Hulot, en imperméable froissé et chapeau informe, elle apparaît souvent dans un coin de ses photos à la manière de Hitchcock. Vivian est une femme massive et sans grâce, une éternelle barrette dans les cheveux pour domestiquer une frange courte. Une femme à la fois pleine d’humour et/ou rébarbative, Vivian Maier photographie clair, mais brouille son image.
Ce que l’on connaissait moins jusqu’au livre de Gaëlle Josse, c’est son parcours de femme libre et aventureuse dans l’Amérique corsetée des années 1950. Là où la biographie de Vivian Maier comptait des manques, l’écrivaine a comblé les vides.
On connaissait le passé de nounou de Vivan Maier, un boulot alimentaire lui donnant la liberté d’errer dans les quartiers défavorisés, voire dangereux (parfois avec les enfants dont elle avait la charge), son éternel Rolleiflex autour du cou. On savait moins son ascendance française, ses histoires de famille, son héritage. Et son goût des voyages dont elle ramena tant de clichés extraordinaires d’humanité.
Dès qu’elle a de l’argent, elle part. En 1959, elle travaille depuis déjà trois ans pour une riche famille de Chicago, les Gensburg, dont elle garde les trois fils. Elle a hérité de sa grand-tante un petit pécule et, en 1959, Vivian Maier prend le large. Elle informe ses employeurs qu’elle part pour un road-trip - ni le mot ni l’aventure ne sont encore à la mode, surtout pour une femme - et elle quitte Chicago pour une errance qui durera neuf mois. Yémen, Egypte, Thailande, Vietnam, Inde. Elle en ramène des clichés par milliers qu’elle développe dans sa salle de bain, chez ses employeurs. Elle sait la valeur de ses photos. Elle essaie même de les faire développer de façon plus professionnelle en France, sans succès.
Son congédiement par les Gensburg en 1972 – les enfants sont grands, n'est-ce pas ? – mettra fin au développement de ses clichés. Elle les conservera tous, mais plus aucun tirage n’en sera fait, faute d’argent et de lieu où développer.
Aux yeux de sa biographe Gaëlle Josse, Vivian Maier est une de ces nombreuses femmes maudites de l’art, au même titre que Camille Claudel ou Séraphine de Senlis. Des marginales que l'on isole, qui effraient et finissent dans le dénuement. C’est le cas de Vivian Maier. A 83 ans, elle a presque réussi sa tentative d’effacement d’elle-même. Elle n’est plus qu’une silhouette dépenaillée sur un banc, mangeant son repas à même les conserves, à peine sauvée de la déchéance par les trois frères Gensburg. C’est la seule famille chez qui elle se fixa, dix-sept ans durant, et qui la considéra durant ces longues années comme un membre à part entière (ce qui ne les empêcha pas de s’en débarrasser sans trop d’état d’âme).
Comment les trois frères l’ont-ils retrouvée ? Sa biographie ne le dit pas, mais la fratrie lui paie un petit appartement à Chicago, ce qui la sauve de la misère totale. Ni elle ni eux ne le savent, mais elle va bientôt mourir des suites d’une chute.
L’avis de décès paru dans le journal rédigé par les Gensburg met un peu de douceur sur cette fin de vie solitaire : "Vivian Maier seconde mère de John, Lane et Matthew est morte paisiblement lundi… Elle nous manquera beaucoup."
On peut hélas penser qu’à cette heure-là, ils sont bien les seuls, les frères Gensburg, à regretter leur vieille gouvernante, acariâtre, voire maltraitante selon certains témoignages. Vivian Maier avait développé à la fin de sa vie une nette tendance à la paranoia. A la fin de son activité de nounou, elle est persuadée qu’on l’espionne, que ses employeurs rentrent dans sa chambre. Elle fait des scènes, certaines familles à bout la congédient. Héritage familial ?
Père violent et alcoolique, mère menteuse et irresponsable (selon les dires de sa propre mère), frère sujet à la psychose, la photographe de génie souffrait, elle aussi, de troubles du comportement. Lesquels peuvent expliquer une tendance sociopathe, thèse avancée par Gaëlle Josse qui a recoupé les éléments disponibles. Les plus intéressants, sur notamment sa famille maternelle française, originaire des Hautes-Alpes, viennent de l’association Vivian Maier et Champsaur. On y trouve un grand nombre de photos et d’éléments biographiques.
Fin 2021, souze ans après la mort de Vivian Meier, une nouvelle exposition lui est consacrée au musée du Luxembourg, à Paris.
Pour Anne Morin, commissaire de l’exposition, le phénomène Vivan Maier s'explique aussi par la crise d'identité que traverse notre société : "On n'a jamais fait autant de selfies, on ne s'est jamais autant mis en scène sur les réseaux sociaux. Vivian Maier serait-elle en amont de cette quête d'identité ? Je pense qu'il y a chez elle une nécessité impérieuse de dire "J'existe", comme un écho qui résonne avec la société contemporaine," explique-t-elle dans sa présentation de l'exposition :
Cette nouvelle exposition vient confirmer, plus de douze ans après la mort de la photographe, l'intérêt que Vivian Maier a éveillé et la renommée qu’elle n’a pas eu de son vivant. Nul ne sait si elle, qui n’aimait que la rue et les vies brisées, en aurait seulement voulus.