Voile, loi et sorties scolaires : un débat loin de la réalité du terrain ?

Une loi pour exclure des sorties scolaires les mères qui portent un voile ? Les sénateurs français ont adopté en première lecture un projet de loi de la droite qui vise à interdire le port de signes religieux aux parents lors d'activités organisées par l'école hors de ses murs. Ce texte jugé "contre-productif" par la majorité présidentielle a peu de chance d'être voté à l'Assemblée. Au beau milieu de ce débat, récurrent en France, des femmes, voilées ou non, tentent de faire entendre leur voix. 
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femme voile
©SteveBidmead
Un projet de loi sur l'interdiction des signes religieux pour les parents accompagnant les sorties scolaires a été adopté en première lecture par le Sénat, à majorité de droite, le projet a peu de chance de l'être à l'Assemblée, sous une majorité présidentielle qui le juge "contre-productif".
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mère conseil général
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Une femme prenant dans ses bras son petit garçon, après avoir été la cible des attaques d'un élu RN lors d'une réunion publique en France, la scène a provoqué une nouvelle polémique autour du port du voile lors des sorties scolaires.
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Chanteuse voilée recalée d'un concours télé, hijab de sport chez Décathlon, burkini sur les plages... Le sujet revient sporadiquement dans le débat français. Le voilà à nouveau au coeur d'une tourmente agitant médias, réseaux sociaux et surtout sphère politique. A l'origine, une séquence filmée et diffusée sur Twitter. On y voit un élu du Rassemblement national (parti de Marine Lepen) prendre à partie une mère voilée lors d’une séance du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté.
La vidéo a été vue plusieurs millions de fois.
 
La présidente de région, la socialiste Marie-Guite Dufay avait aussitôt riposté en rappellant la loi.

La scène mais surtout la photo de la mère, prenant dans ses bras son petit garçon choqué par ce qu'il vient de se passer, a elle aussi été largement relayée sur les réseaux sociaux, non sans susciter une certaine émotion.
 

La secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, s’est également exprimée sur cet incident : « C’est en humiliant les mères publiquement devant leurs enfants qu’on crée du communautarisme. »

Il n'en fallait pas plus pour que depuis ce vendredi 11 octobre, par médias interposés, l’exécutif français en première ligne et la société civile en arrière-plan se déchirent à nouveau autour de la question du voile, et donc ici précisemment sur le cas des mères de confession musulmane qui portent le voile lors de sorties scolaires. Il y a celles et ceux pour qui porter le foulard à cette occasion n'est « pas souhaitable » et de l'autre côté, celles et ceux qui plaident pour « l’inclusion » de ces femmes.

La neutralité et l'interdiction de signes religieux (chez les enseignants et les élèves) ne sont imposés par la loi, depuis 2004, que dans le cadre précis de l'école. Précision nécessaire : depuis 2013, les mères voilées accompagnant les sorties scolaires ne sont pas soumises aux « exigences de neutralité religieuse », sur décision du Conseil d’État. Ainsi, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a rappelé que la loi n'interdit pas aux femmes voilées d'accompagner les enfants, tout en ajoutant que « le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société». Quant au président de la République, il a affirmé que le port du voile dans l'espace public n'était pas son affaire.

Un projet de loi adopté au Sénat

Coïncidence du calendrier parlementaire, une proposition de loi déposée en juillet a été adoptée ce mardi 29 octobre par le Sénat, de majorité de droite. Le projet est porté par la sénatrice LR (Parti de droit Les Républicains, ndlr) du Val d'Oise Jacqueline Eustache-Brinio. Adopté en première lecture par 163 voix contre 114, il n'aura aucune incidence légale, tant qu'il n'aura pas été voté dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale, dominée par la majorité présidentielle. Ce qui semble peu probable, le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer ayant exprimé son opposition à un texte qu'il juge "contre-productif".

Il faut protéger les enfants de l'école de la République.
Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice du Val d'Oise

Pour la sénatrice porteuse de ce texte, il s'agit de combler «un vide juridique » afin d'éviter de laisser aux chefs d'établissements la responsabilité de trancher. «Il faut protéger les enfants de l'école de la République », a-t-elle déclaré sur Europe Un. «Je pense que les enfants doivent rester en dehors de tous ces débats-là et qu'il ne faut pas les exploiter. On sait que l'école de la République, c'est une école laïque. Quand les parents confient chaque matin leurs enfants à cette école de la République, ils la confient à une école dont la laïcité est le socle, une école non confessionnelle. Nous sommes nombreux à penser que le temps scolaire commence à 8h30 du matin et finit à 16h30 le soir avec des activités qui sont dans les murs ou hors les murs, et tout ce temps là est concerné par un principe de laïcité. », précise-t-elle.

Le texte vise à modifier le code de l'éducation pour étendre "aux personnes qui participent, y compris lors des sorties scolaires, aux activités liées à l'enseignement dans ou en dehors des établissements" l'interdiction des signes religieux ostensibles posée par la loi de 2004.

Une loi dangereuse et haineuse.
Samia Ghali, sénatrice des Bouches-du-Rhône
La sénatrice (ex membre du parti socialiste) des Bouches-du-Rhône Samia Ghali a réclamé, en vain, que l'on renonce à l'examen de cette proposition de loi, au lendemain de l'attaque d'une mosquée dans le sud-ouest de la France (cette attaque perpétrée par un ancien élu du FN a fait deux blessés, dont un grave, ndlr). «Ce serait un geste de sagesse », a-t-elle déclaré sur franceinfo, d'autant qu'elle juge la proposition de loi «déjà dangereuse et haineuse".
 
Au même moment, Samia Ghali accueillait au Sénat un groupe d'une quarantaine de femmes des quartiers populaires de Marseille, dont certaines portent le voile. «Ce n'est pas un fait exprès, la visite est prévue depuis 4 mois », a tenu à souligner l'entourage de la sénatrice.
 

Comme les sénateur.trice.s de LRM (La république en marche), les élu.e.s de la gauche sénatoriale (PS, PC, France Insoumise et écologistes) ont voté contre le texte. Des sénatrices ont tenu à dénoncer publiquement devant la presse le rôle de caisse de résonnance joué par certains médias, «Franchement, ça suffit, ça va trop loin le délire sur le voile!», a notamment lancé Clémentine Autain (France Insoumise). «Occupons-nous plutôt des femmes battues et assassinées par leurs compagnons, de nos 9 millions de pauvres, du chômage... et luttons sérieusement contre la radicalisation», a déclaré la sénatrice écologiste Esther Benbassa.

"Un débat stérile et hypocrite"

Et sur le terrain ? Visiblement, la question du voile ne se pose pas de la même façon : « c’est une réalité », constate Carla Dugault, coprésidente de la FCPE (fédération de parents d’élèves), expliquant que dans certains quartiers, les sorties scolaires seraient juste impossibles sans l’implication des femmes qui le portent.

« Je trouve ce débat pitoyable, pathétique », s’agace la mère d’une petite fille de huit ans, qui porte un foulard, interrogée devant une école parisienne. « J’ai fait plein de sorties avec ma fille depuis la maternelle, et le fait de porter le voile n’a jamais posé de problème », assure-t-elle.

 
On parle du climat scolaire, mais quel climat crée-t-on avec ces polémiques ?
Une directrice d'école de Seine-St-Denis

« C’est absurde, la loi nous oblige à avoir un certain nombre d’accompagnateurs, c’est un service qu’on demande aux parents », explique Alain, professeur des écoles à Paris, dans le XXe arrondissement. « L’école fonctionne aussi grâce à leur bonne volonté ».
« Pas plus tard qu’hier, il me manquait des parents pour une sortie », raconte aussi Lætitia, professeure des écoles dans le nord de Paris. Si une mère voilée, « très impliquée dans la vie de l’école », ne s’était pas portée volontaire, elle aurait été annulée, poursuit-elle. Pour elle, ce débat, « stérile », risque surtout de les décourager : « cette maman a été un peu choquée par ce qu’elle a entendu, elle l’a vécu comme une stigmatisation », confie-t-elle.

« On parle du climat scolaire, mais quel climat crée-t-on avec ces polémiques ? », s’indigne une directrice d’école en Seine-Saint-Denis, dans un quartier où «  80 % des femmes sont voilées ». « On crée un problème là où il n’y en a pas », regrette pour sa part Sabine, également directrice d’école dans le département, à Pantin. « Et on demande aux enseignants de discriminer des familles, c’est extrêmement dangereux au moment où on parle d’«école de la confiance», s’inquiète-t-elle.

La parole aux femmes, toutes les femmes

Dans une tribune "Jusqu’où laisserons-nous passer la haine des musulmans ?" publiée le 15 octobre dans le quotidien Le Monde, des dizaines de personnalités parmi lesquelles la réalisatrice Céline Sciamma, la sociologue Christine Delphy ou encore l'acteur Omar Sy, demandent à Emmanuel Macron de condamner l’agression d’une accompagnatrice scolaire voilée.

«Rien, ni dans le règlement ni dans la loi, ne justifiait que cette femme soit poussée vers la sortie de l’assemblée régionale. Elle avait tout à fait le droit d’y être, vêtue de son foulard. Cette scène, ces mots, ce comportement sont d’une violence et d’une haine inouïes », écrivent les signataires de ce texte.

Une autre action vient d'être lancée par une jeune femme via les réseaux sociaux sous le hashtag #EcoutezLesFemmes. Dans une vidéo, Yasmine Ojay lance un appel à toutes celles qui en ont le désir de se filmer et de s'exprimer pour «défendre nos libertés», avec ce slogan «Mon choix m'appartient. Mon corps m'appartient. Ma liberté m'appartient».
«J'en ai marre de voir des hommes, surtout des politiciens qui décident des choix personnels des autres, et surtout des femmes. Je ne suis pas musulmane, mais je fais cette vidéo car j'en ai assez que les autres décident pour les femmes. », dit l'une d'elle. «Moi, française de confession musulmane, je n'accepte pas qu'on parle à ma place », dit une autre, relayée par une camarade «moi française, également de confession musulmane, je n'accepte pas qu'on me limite dans ma liberté ». «C'est important aujourd'hui de prendre la parole pour dénoncer des intentions qui nous sont attribuées et qui ne sont pas les nôtres. » ajoute encore une jeune femme, arborant un foulard rose. Depuis l'appel de cette jeune internaute, des dizaines de jeunes femmes, avec ou sans voile, musulmanes ou non, partagent leur ressenti et prennent (enfin) la parole. Pas sûr qu'on les entende au beau milieu d'un tel brouhaha.
Brouhaha, une locution qu'un certain Viollet le Duc, dans la Farce du Savetier (1854) attribuait au diable et qui était destinée à inspirer la terreur...