Fil d'Ariane
"La sixième édition des Voix d’Orléans s’ouvre au moment où les visages féminins sont effacés des rues de Kaboul, au moment où les bouches des femmes afghanes sont recouvertes de tissu, et au moment où les récits des écrivaines sont à nouveau placés sous l’étouffoir d’une clandestinité mortifère", écrit Serge Grouard, maire d’Orléans, sous forme d'édito.
Pour cette sixième édition, les Voix d’Orléans donnent carte blanche au Parlement des écrivaines francophones. Du 7 au 9 octobre 2021, chacun-e pourra ainsi, autour d’écrivaines francophones du monde entier, chercher à mieux connaître et comprendre les défis auxquels les femmes sont confrontées. Femmes courageuses et combattantes dans le monde de l’écriture et de l’édition, elles ont tant à dire sur le monde, ses bouleversements, ses violences, mais aussi ses richesses et opportunités. Seront ainsi proposés au public des débats, conférences, rencontres sur de multiples thématiques ("Femmes et violences", "Femmes résistantes et rebelles", "La francophonie au féminin", "Le corps des femmes").
Fawzia Zouari lauréate 2016 du #Prix5continents de la #Francophonie avec "Le corps de ma mère" @EdJoelleLosfeld https://t.co/9MzThEWwa0 pic.twitter.com/bdycmk7kpt
— La Francophonie (@OIFrancophonie) December 6, 2016
En 2016, Fawzia Zouari reçoit le Prix des cinq continents de la Francophonie pour son livre Le Corps de ma mère, livre bouleversant dans lequel elle revient sur ce printemps 2007, la révolution de Jasmin, alors qu'elle se rend au chevet de sa maman malade. Elle raconte avec pudeur et authenticité la vie des femmes bédouines tunisiennes, la révolte de l'héroïne qui a dû parcourir un si long chemin pour se libérer, sans la renier, d'une tradition ancestrale à l'égard du rôle des femmes.
Fawzia Zouari invitée dans l'émission MOE sur TV5monde :
Terriennes : Pourquoi est-il important de faire entendre les voix des écrivaines francophones encore aujourd’hui ?
Fawzia Zouari : Surtout aujourd’hui ! Il faut faire entendre ces voix quand on voit ce qui se passe dans le monde. Quand on assiste à des impasses, à des reculs, à des remises en question, il y a de quoi s’inquiéter. En tant qu’écrivaine, on voudrait non seulement créer un espace pour nous-mêmes, faire une place pour les écrivaines dans le monde des lettres. On souhaiterait aussi que la littérature féminine soit un relais, une voix du combat des femmes.
On pense bien-sûr à l’actualité concernant les sort des femmes afghanes, c’est un des thèmes qui seront abordés au cours des Voix d’Orléans ?
Effectivement, au cours de nos débats, on revient sur l’histoire du féminisme en général, de Pékin 95 à l’apparition de mouvements féministes culturels spécifiques, un féminisme que nous, nous voulons universel. Dans ce contexte-là, en constatant aussi, après le printemps arabe, un recul de la condition des femmes, une remise en question de nos acquis, alors même que nous croyions que ces révolutions aidaient à ce que les femmes avancent. Alors même que nous assistons à ce qui se passe en Afghanistan, avec des talibans à contre-sens, à contre-courant du sens de l’histoire, qui veulent remettre les femmes derrière les murs, et surtout les priver d’école, je trouve que notre voix est absolument nécessaire. Elle ne prend pas la place des militantes, bien évidemment, mais ce sont des voix de la littérature. Dire notre combat féminin, c’est sortir de notre solitude d’écrivaine. Nous disons “Nous sommes là, pour faire entendre la voix de la littérature”. Il est important que la cause de la littérature soit aussi la cause des femmes. (fin 3’41)
Peut-on parler de voix francophone dans la littérature féminine ?
Le but, c’est de construire au féminin cet espace francophone. On se rend compte que lorsque les femmes abordent la question de la francophonie, elles l’abordent tout à fait autrement. C’est-à-dire qu’elles la nettoient, en quelque sorte, d’un tas de scories, des polémiques -souvent masculines d’ailleurs ! - autour de la francophonie. Parce que jusque-là, dans la langue française, on nous a habituées, ou plutôt les hommes nous ont habituées, à dire que c’est la langue de l’ancien colonisateur et de tout ce qui essaime autour de ça.
Nous, nous voudrions pacifier le rapport à la langue française. Faire en sorte que ce soit notre langue. Qu’il n’y ait plus d’interférences avec l’histoire, la politique, avec les guerres. C’est un discours de réconciliation. Nous avons plus d’une centaine d’écrivaines qui viennent d’horizons différents, qui ont des langues maternelles différentes, et pourtant, cette langue française, on voudrait qu’elle soit la nôtre, c’est comme un enfant sorti de nos ventres. C’est l’un des objectifs de ce Parlement, de déconstruire les discours masculins, et Dieu sait s’il y en a !
En ces temps où la “parole” des femmes se libère, l’écriture, la littérature représentent aussi une arme de lutte pour les femmes ?
A partir du moment où une femme écrit, il y a une forme de révolte, parce qu’elle franchit une frontière donnée, la frontière de la tribu, de la norme, du clan. A partir du moment où l’on dit “Je”, on est censée ouvrir la fenêtre sur un monde intime qui, pendant des siècles, a été identifié au monde féminin. Les femmes, dès qu’elles dévoilent les choses, dévoilent le clan et toute la tribu. Cette façon de dire “Je” est une manière de faire entrer le lecteur dans le monde intime, et même le lecteur étranger, ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de violation de domicile. Et puis bien souvent les femmes s’engagent dans leur écriture, elles donnent à lire l’univers intérieur mais aussi les oppressions, les injustices. C’est comme une voix silencieuse contrainte par les régimes politiques qui, aujourd’hui, veut dire sa solidarité avec les autres femmes.
On n’a pas besoin de faire des livres manifestes, nous avons besoin d’écrire, tout simplement. Entre les lignes se lisent notre condition, nos revendications. La littérature féminine est quelque chose qui, de par notre histoire de femme, peut être un appel au secours, mais aussi une revendication d’existence, de jouissance, même, de présence au monde pour dire le monde à travers son point de vue.
En tant qu’écrivaine franco-tunisienne, une autre actualité vous concerne, c’est la nomination d'une femme, Najla Bouden, pour la première fois au poste de premier ministre, quelle est votre réaction ?
Vous savez, la Tunisie a de tous temps été un pays de paradoxes et de contradictions. C’est un pays qui surprend toujours, avec de belles choses comme de mauvaises. En l’occurence, c’est une très bonne chose que la nomination de cette première ministre. C’est une première dans le monde arabe ! Et nous avons aussi pour la première fois une femme présidente d’un parti ! Après, que va-t-il se passer ? Il faut attendre, et bien sûr on aimerait bien qu’il y ait une parité dans le gouvernement, ce qui serait un scoop dans le monde arabe !
Certains disent que la cheffe du gouvernement va être aux ordres du président et qu’elle sera une femme potiche. Nous espérons le contraire. C’est une femme qui va devoir s’imposer. Je suis optimiste sur ce point. Et j’espère qu’elle pourra sortir la Tunisie de cette sorte de mort clinique dans laquelle elle se trouve. Mais vous savez on l’appelle déjà “la Dame de Fer de la Tunisie”, alors qu’elle n’a pas encore pris de décision.
Vous-même, vous avez écrit sur cet héritage patriarcal tunisien, la polygamie, la question de l’héritage, quel est votre sentiment aujourd’hui ?
C’est justement un paradoxe, vous avez un président qui refuse l’égalité de l’héritage pour les femmes et qui nomme une femme Première ministre... C’est-à-dire qu’une femme qui va prendre la totalité de la responsabilité du pays ne pourra hériter que de la moitié de ce que recevra son frère ! Voilà une contradiction suprême ! Il faut mettre fin à cette inégalité.
La Tunisie a, dans l’histoire des pays arabo-musulmans, été précurseure en matière de droits des femmes ; Bourguiba a fait le nécessaire avec le code du statut personnel ; Ben Ali ne nous a pas enlevé grand-chose, il en a même rajouté. Mais depuis la révolution, on assiste à un recul, à un débat visant à ramener la polygamie. Autre exemple, au niveau du planning familial, nous étions le meilleur pays du monde arabe, sauf que maintenant, avec une mentalité islamiste qui a culturellement imprégné le pays, il y a beaucoup de femmes qui ne veulent pas se faire avorter parce que c'est “haram” - interdit. Vous avez aussi des médecins qui refusent ou cherchent à convaincre les femmes de ne pas le faire.
Quelle est votre actualité d’écrivaine ?
Je viens de publier un roman sur une arrière-petite-nièce de Lamartine, qui a voyagé et s’est installée en Orient, s’est convertie à l’islam et qui est une guerrière. C’était pour montrer l'exemple de ces femmes voyageuses qui, quand elles partent, sont d’une altérité extraordinaire. Les voyageurs, eux, on les voit à travers les siècles, sont partis et sont revenus avec des idées plus ou moins biaisées sur le monde arabo-musulman. Pour les filles, quand elles partent, l’Orient devient une courbe de vie, et elles meurent là-bas. Isabelle Ebeirhardt, Valentine de Saint-Point...
Mon prochain roman sortira chez Plon l’an prochain. Il parle de mon enfance et s’appellera “Par le fil, je t’ai cousue”. Parce qu’il commence par une scène de magie pour coudre l’hymen de filles. C’est de ma génération, nous étions les “filles de Bourguiba”, les premières à aller à l’école. Et parce qu’on s’éloignait, il fallait nous protéger, nous fermer, nous rendre hermétiques. Il ne s’agissait pas d’excision, mais de formules magiques que les mères utilisaient pour que l’on puisse rester intactes.
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