Fil d'Ariane
Pour ou contre le droit de se dissimuler le visage en public ? A quelques jours de la votation qui aura lieu en Suisse le 7 mars 2021, une jeune Lucernoise convertie à l’islam explique son choix de porter le niqab au quotidien.
Ana (qui témoigne sous pseudonyme) a décidé de porter le niqab début 2020. Le voile ne lui suffisait plus à vivre sa foi musulmane. Elle raconte avoir pris environ six mois pour faire ce "pas supplémentaire" : "C’est une décision importante et j’étais consciente qu’elle susciterait des hostilités. C’était déjà le cas avec le voile. Je ne voulais pas me précipiter."
La jeune femme de 32 ans a accepté un entretien par écrans interposés avec la journaliste de nos partenaires suisses Le Temps pour donner une voix à la poignée de femmes, une trentaine en Suisse, qui verront leur quotidien bouleversé le 7 mars prochain, si l’initiative pour la dissimulation du visage est acceptée. Elle porte une tunique, surmontée d’un grand foulard noir qui ne laisse apparaître que ses yeux clairs cerclés de lunettes rondes. En arrière-fond, on entend parfois son bébé de 4 mois pousser des petits cris.
J’estime que la Suisse est un pays multiculturel et divers, dans lequel il y a de la place pour les femmes comme moi.
Ana
Dans la rue, il n’est pas rare que des inconnus la somment de "retourner chez elle". Mais son pays, c’est la Suisse. Ana a grandi dans le canton de Lucerne, entre un père suisse et une mère allemande, tous les deux de confession protestante. Elle a fait un apprentissage de commerce, suivi d’une maturité professionnelle. "Je me sens membre à part entière de cette société. J’estime que la Suisse est un pays multiculturel et divers, dans lequel il y a de la place pour les femmes comme moi."
Depuis qu’elle porte le voile intégral, elle affirme qu’elle sort tout autant qu’avant. C’est le regard sur elle qui a changé. C’est un paradoxe: sous un niqab, une femme devient plus visible dans l’espace public. Les insultes, les chuchotements et les regards agressifs, elle les supporte, la plupart du temps. "J’essaye de me dire que ce n’est pas dirigé contre moi. C’est l’expression du racisme de notre société."
Le niqab n’est-il pas le symbole d’une interprétation rigoriste de l’islam que la plupart des musulmans rejettent et qui tire ses racines du même terreau que celui des fanatiques ? "Je comprends que ce soit quelque chose d’étranger et qu’on ne s’y habitue pas. Mais je ne comprends pas qu’on veuille le bannir. Lorsque les gens prennent la peine de me parler dans le bus, ils réalisent que, sous ce bout de tissu, il y a un humain normal."
J’en ai marre de me justifier et de devoir dire sans cesse que je ne suis pas extrémiste.
Ana
La jeune femme estime qu’il y a un malentendu, ancré dans les peurs de la population. Associer le niqab aux organisations terroristes telles que l’Etat islamique ou Al-Qaida relève d’un grossier amalgame, dit-elle : "J’en ai marre de me justifier et de devoir dire sans cesse que je ne suis pas extrémiste. Pourtant je continuerai à le faire aussi longtemps que nécessaire.
Elle-même se définit comme une "conservatrice". "Et alors ? Cela ne fait pas de moi une mauvaise personne. Il y a beaucoup d’autres formes de conservatisme dans notre société. Mais surtout, mon vêtement n’est pas une déclaration politique. Ma seule revendication, c’est de pouvoir vivre ma religion comme je l’entends. C’est un choix d’ordre privé. Vouloir me le retirer est une atteinte aux valeurs suisses bien plus grande que de porter un niqab dans la rue."
Que dit-elle aux musulmans qui rejettent le voile intégral et estiment qu’il nuit à la réputation de leur religion ? "Dans l’islam, il y a la place pour la diversité", répond-elle. Son choix paraît d’autant plus curieux que, jusqu’à l’âge de 30 ans, la religion n’avait pas une place centrale dans sa vie. Elle a été baptisée, elle se souvient d’être allée au culte le dimanche, sans plus. Lorsqu’elle se convertit à l’islam à l’âge de 30 ans, elle jongle entre deux emplois, au guichet d’un cinéma et dans un bureau.
Sa conversion relève aussi d’une décision qu’elle a prise seule, tient-elle à préciser. C’était en 2017, elle commence à s’intéresser à "toutes sortes de religions. Même certaines dont je ne me souviens plus du nom." C’est l’islam qui lui parle le plus, car il lui donne "le plus de réponses sur la vie, la mort". Elle commence à porter un voile. Un an plus tard, elle rencontre celui qui est entre-temps devenu son mari et le père de son enfant.
Ana déduit de sa lecture du Coran et de ses interprétations que porter le niqab est "ce qu’il y a de meilleur pour la femme. Dieu nous a donné la possibilité de nous couvrir, volontairement. Pour moi, c’est juste et cela doit rester un choix personnel." Elle ne se souvient pas des sources qui l’ont conduite dans cette voie, mais affirme avoir longuement réfléchi, regardé des vidéos, échangé avec d’autres femmes.
Difficile pourtant de concevoir qu’une femme puisse volontairement se dissimuler sous un vêtement qui la prive d’existence publique. On imagine souvent ce mode de vie imposé par un carcan familial. "Mon mari n’a rien à voir avec ma décision, affirme Ana. Un soir, on se promenait. Je lui ai dit: je veux porter le niqab et il a répondu: OK. Depuis, on n’en a plus jamais parlé."
Plus jamais, ou presque. Depuis le début de la campagne pour l’interdiction de se dissimuler le visage, le couple s’est mis d’accord : si l’initiative passe, ils déménageront en Egypte, son pays d’origine, à lui. Ce qui en dit long sur la détermination d’Ana : plutôt partir que se dévoiler.
Le voile, c’était pour décider qui voit quelle partie de mon corps. Le niqab me permet d’aller encore plus loin.
Ana
Mais pourquoi un hijab, foulard islamique ouvert sur le visage, ne suffisait-il plus à la jeune femme ? Elle marque une pause, réfléchit : "Il s’agit d’un acte de piété, une histoire entre Dieu et moi. Je me sens mieux et plus en sécurité sous mon niqab, plus proche de Dieu." Ana précise aussi qu’elle souhaite "se distancier" des hommes. "Le voile, c’était pour décider qui voit quelle partie de mon corps. Le niqab me permet d’aller encore plus loin dans cette délimitation."
C’est aussi une forme de renoncement dont elle est consciente dès le départ: adopter le niqab équivaut à mettre fin à sa vie professionnelle. "Le revenu de mon époux suffit à couvrir nos besoins, alors comme beaucoup d’autres femmes en Suisse, j’ai décidé de me consacrer à mon foyer. Ne venez pas me dire que ce n’est pas un travail !"
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