"Vous n'aurez pas la Bretagne" : duel entre deux femmes à l'ombre des rois

Anne de France était fille de roi et régente d'un autre. Anne de Bretagne fut deux fois reine de France. Animées d'intérêts divergents, toutes deux ont marqué la grande Histoire. Au théâtre, Vous n'aurez pas la Bretagne met en scène la rivalité entre les deux Anne et les stratégies qu'elles déployèrent pour agir sur un pouvoir qui appartenait aux hommes.

Image
Anne de France et de Bretagne

Nathalie BERNAS est Anne de France ; Ilana WAYSBERG est Anne de Bretagne dans la pièce Vous n'aurez pas la Bretagne !

 

 

Partager3 minutes de lecture

Au XVe siècle, le désir féminin ne pesait pas lourd face à l’ambition des hommes : les filles étaient mariées à douze ans pour nouer des alliances et leur principale fonction sociale consistait à enfanter. Anne de France et Anne de Bretagne se sont pourtant livré un duel acharné dans les coulisses du pouvoir, jouant leurs cartes avec une même détermination, avec pour enjeu le destin de la Bretagne. 

Bras de fer féminin

Anne de France, fille de Louis XI, voulait soumettre la Bretagne ; Anne de Bretagne, héritière du duché, a lutté toute sa vie pour son indépendance. Vous n'aurez pas la Bretagne, au programme du théâtre de la Contrescarpe, à Paris, rejoue le bras de fer entre ces deux femmes politiques à l'aube de la Renaissance.

La femme la plus puissante d'Europe  

En 1483, à la mort de Louis XI, son fils Charles VIII n’a que 13 ans. C’est sa soeur Anne de France qui assure la régence en attendant qu’il soit en âge de régner. Telle était la volonté du roi qui appréciait l'intelligence de sa fille à sa juste valeur, puisqu'il disait d'elle qu'elle était "la moins folle des filles de France, car de sage il n'y en a point".

Louis d’Orléans, beau-frère et cousin d'Anne et de Charles, se dresse aussitôt contre la régence de celle qu'il traite de "Louis XI en jupons". Face à lui, entre autres, Anne de France n'aura de cesse de réaffirmer l'autorité royale, avec une influence sur le pouvoir qui s'étend bien au-delà de la majorité de l'héritier du trône.

Pendant une dizaine d'années, c'est elle qui tient tête aux coalitions de nobles qui briguent le pouvoir. C'est elle aussi qui tient en respect les puissances étrangères qui veulent profiter de la régence, considérée comme une vacance de pouvoir, pour empiéter sur son territoire. A l'époque, Anne de France, même si elle n'est même pas reine, est l'une des femmes les plus puissantes d'Europe. 
Tweet URL
"On pourrait trouver dans le royaume des esprits plus inquiets encore, de laisser autant de responsabilités à une femme !" lance Louis d'Orléans à Anne de France sur la scène. "Eh bien je suis femme, justement ! Ce qui dans ce royaume m’interdit de prétendre à la couronne, et sœur, de sorte que mon intérêt est celui de ma famille !" rétorque-t-elle, amère. Car depuis qu'en 1388, Clovis, fondateur du royaume de France, a validé la loi salique, une femme ne peut "avoir en héritage aucune part du royaume" ni transmettre la couronne à son fils aîné.
 

Donnée au vainqueur

En guerre contre le royaume de France, la Bretagne s'épuise. Exsangue au bout de quatre ans de batailles, elle s'incline face à l’armée française. Pour apaiser les rancoeurs bretonnes, Anne de Bretagne, héritière du duché en l'absence de descendant mâle, doit épouser Charles VIII, son vainqueur. Voulu par Anne de France, ce mariage est l'un de ses coups de maître politiques, puisque c'est la première étape de l'intégration du duché de Bretagne au domaine royal.
 
Anne de Bretagne est sacrée reine de France à 15 ans et devient, contre son gré, la belle-soeur d'Anne de France. A la cour, l'influence de l'ancienne régente s'efface peu à peu devant celle de la jeune épouse, qui ne lui pardonne pas d'avoir ravi l’indépendance de la Bretagne. Jusqu'à la fin de sa vie, la reine manoeuvrera en coulisses pour maintenir l'autonomie de son duché. 
 
les deux annes

Anne de France (1461-1522) et Anne de Bretagne (1477-1514).

Enfanter, doit-elle

Sept ans plus tard, Charles VIII meurt, sans héritier. De sa vie, Anne de France n'aura que deux filles qui atteindront l'âge adulte. "Douze bébés, dix cadavres ! Mon ventre est une machine à donner la mort !", dit-elle à Anne de France sur son lit de mort. Car au-delà du conflit politique qui les oppose sur l’indépendance bretonne, Anne de Bretagne et Anne de France se rejoignent sur des sentiments communs face à leur destin à une époque où les hommes décident de tout.
 

Deux fois reine

Par contrat, Anne de Bretagne doit épouser en secondes noces le successeur du défunt Charles. Celui-ci n'ayant que des soeurs, c'est son cousin Louis d'Orléans qui devient le roi Louis XII. Voici Anne de Bretagne reine de France pour la deuxième fois. 
 
Selon son biographe Joël Cornette, Anne de Bretagne était devenue une sorte de ministre de la Culture, une féministe avant l’heure : "Je considère Anne comme une de nos premières femmes politiques. Elle qui invente, notamment, la 'cour des Dames', un espace neuf de sociabilité et de pouvoir, dispose d’une maison presque aussi importante que celle du roi, et a conservé, jusqu’au bout, un réel pouvoir dans 'son' duché." confie-t-il à l'agence Bretagne Presse.

 

Anne de Bretagne recevant de l''Antoine Dufour le manuscrit Les vies des femmes célèbres

Miniature représentant Anne de Bretagne recevant d'Antoine Dufour le manuscrit Les vies des femmes célèbres (1504). La reine avait chargé l'évêque de rédiger une apologie de la femme à travers les exemples les plus illustres et l’ecclésiastique a choisi 91 héroïnes depuis Ève jusqu’à Jeanne d’Arc. 

Au-delà de la politique

Anne de France, elle, a laissé l'image d'une femme de lettres, mécène et enseignante avisée. Elle supervise l’éducation des enfants de l'aristocratie de l’époque, dont Diane de Poitiers et Louise de Savoie. Elle s’occupe également de l’éducation de Marguerite d’Autriche, qui deviendra gouvernante des Pays-Bas bourguignons.

Tweet URL

Après la mort de son mari, Anne de France tient, à Moulins, une des cours les plus fastueuses de l'époque. A cette période, elle écrit Enseignements à ma fille, qui fut une source importante sur l’éducation des jeunes filles de l’aristocratie de l’époque. Elle conseille à sa fille, Susanne, de "s'entourer de gens frugaux et lui montre que la véritable noblesse vient de son humilité, de sa douceur et de sa courtoisie. Sans cela, les autres vertus ne valent rien".

Tweet URL

La volonté du père

Aucune des deux Anne n’aura eu satisfaction : Anne de Bretagne parce qu'elle est une rebelle qui a échoué à empêcher l’annexion de son duché à la Couronne de France ; Anne de France parce que même si sa cause l’a emporté, son désir était ailleurs et qu'elle échoue à trouver le bonheur.

A la fin de la pièce, à un Louis XII vieillissant, elle avoue : "C’est vous que je voulais ! C’est vous que j’ai toujours voulu ! Mais dans ce monde qu’importe le désir d’une femme, même fille de roi, hein ? J’ai passé mon enfance à m’occuper de mon frère, mon père m’a mariée à son ministre pour continuer à veiller sur lui. Un soir, j’ai reçu entre mes cuisses un homme dont je ne savais rien sinon qu’il avait trente-cinq ans et moi, douze !"

Au fil des années, leur intelligence politique et la frustration qu'elles partagent d'être femmes à la fin du Moyen Âge rapprochent Anne et Anne. Sur le lit de mort de la duchesse de Bretagne et reine de France, c'est sa belle-soeur qui la veille et tente de la réconforter. Les deux femmes partagent une dernière prière : "Notre Père, qui es aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne vienne, que Ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel…"

Vous voyez, souffle la reine, même au ciel, c’est encore la volonté du père qui commande…

(Re)lire aussi dans Terriennes :