Fil d'Ariane
Une affiche rappelle la campagne de dons sollicitée en 1917 auprès des habitant-e-s de Montreuil pour venir au secours de la population russe frappée par une famine d’une virulence extrême. Au-delà de ce clin d’œil aux visiteur-se-s de sa municipalité, le Musée de l’Histoire Vivante réunit ici des documents susceptibles d’intéresser aussi bien le public amoureux des relations franco-russes, que féru de ce qui accompagne les grands bouleversements de nos sociétés.
Il attirera aussi celles et ceux qui entendent cerner le rôle des femmes dans le processus politique. « Les femmes ne sont généralement pas reconnues pour le rôle qu’elles ont exercé dans les luttes. Michelle Perrot a très bien analysé ce phénomène dans son remarquable ouvrage « Les femmes ou les silences de l’histoire » estime Véronique Fau-Vicenti qui, sur ce volet, a bénéficié de l’aide de Sophie Coeuré ( historienne française spécialisée dans l'histoire des représentations de la Russie et de l’URSS en Occident aux XIXᵉ et XXᵉ siècles et dans l'histoire du communisme NDLR) .
La co-commissaire est une spécialiste du 19ème siècle. Aussi s’est-elle tout naturellement attachée, dans l’exposition, à illustrer la filiation des révolutions de février et d’octobre 1917 en Russie avec la Révolution Française, puis avec la Commune. « Louise Michel était une grande admiratrice des nihilistes russes ». Quant à Karl Marx, il avait rédigé, dès 1871, « La guerre civile en France », ouvrage largement nourri des écrits de Benoit Malon depuis son exil en Suisse, comme il est rappelé ici. Quant à Lénine, il écrivait en 1908 que « malgré toutes ses fautes, la Commune est le modèle le plus grandiose du plus grandiose mouvement prolétarien du 19ème siècle».
Des Unes de la presse (de l’Excelsior, de l’Humanité, du Canard Enchaîné, du Réveil, etc) des gravures, des affiches attestent de l’inspiration suscitée par la France et son histoire républicaine, auprès de ses lointains voisins. Et des dessinateurs comme ceux qui officient pour « L’Assiette au beurre » n’y vont pas avec le dos du sabre pour laisser entendre que la couronne impériale de « Nicolas le sanglant » est en train de vaciller.
La fascination réciproque des acteurs du changement social ne doit pas faire oublier les relations officielles dont la presse française de l’époque, comme Le Petit Journal, se faisait l’écho quelques années auparavant. Ses Unes montrent Nicolas II posant la première pierre du Pont Alexandre III à Paris, tandis que le Président de la République Felix Faure pose celle du Pont de la Trinité à Saint-Péterbourg, illustrations parmi d’autres de l’alliance scellée en 1891 que dénoncent les socialistes et les anarchistes français. Il est rappelé que les Français ont joué un rôle non négligeable dans l’essor industriel que connaît la Russie au début du XXème siècle, grâce aux énormes emprunts lancés par la Bourse de Paris, sans s’émouvoir, pour la plupart, que la classe ouvrière n’en profite pas.
La célèbre mutinerie des soldats, dite du « cuirassé Potemkine », en 1905 après la défaite des Russes face aux Japonais, les revendications ouvrières éconduites, le « Dimanche rouge » violemment réprimé par la troupe impériale, la grève générale qui, aux attentes sociales, relie désormais la demande de libertés constitutionnelles et politiques, sont autant de signes avant-coureurs de ce qui fera basculer la Russie dans un changement radical de régime quelques années plus tard.
Un changement auquel les femmes russes prirent toute leur part. A commencer par les ouvrières du textile qui décidèrent, en février 1917, de manifester pour réclamer du pain, tant leurs familles étaient plongées dans une disette noire. La rudesse inouïe de l’hiver, les lourdes défaites subies pendant la première guerre mondiale, la concentration urbaine des travailleurs, l’incurie de l’Etat ont chauffé les esprits. D’autres secteurs rejoignirent d’ailleurs leur mouvement, ajoutant des slogans tels « A bas la guerre » et « A bas l’autocratie ». La Révolution Française et les milliers de femmes marchant sur Versailles n’est pas loin : profitant, à l’origine, de la célébration de la Journée Internationale des Femmes, les ouvrières de Pétrograd se retrouvent dans les rues à entonner … la Marseillaise ! « Rien d’étonnant à cela » estime Véronique Fau-Vicenti. « La Marseillaise, certes, est l’hymne national de la France dans la suite de la Commune de Paris, mais elle est avant tout un chant séditieux et de revendication, comme elle l’avait été en 1789». Son air est connu de tous les peuples et « pendant le 19ème siècle, on a vu fleurir plusieurs Marseillaises. Il y a notamment une Marseillaise des femmes ! ».
Les femmes participèrent ultérieurement - dans les usines, les théâtres, les universités, etc - de l’allégresse qui suivit le premier ralliement de l’armée aux mouvements ouvriers, l’abdication de l’empereur, le retour d’exil de Lénine et la création des soviets engageant le pays dans un processus de démocratie directe. La revendication des soviets pour que soit décidée une « paix immédiate » avec le Kaiser, la guerre étant jugée comme le principal frein à la réforme agraire et à celle du travail en usine, leur vaut la sympathie de nombreuses femmes qui s’engagèrent résolument dans le pacifisme. Et qui subirent, comme les hommes, les répressions menées à l’encontre des bolchéviks.
Parmi les inspiratrices et les actrices des révolutions russes, on retrouve la figure tutélaire de Rosa Luxemburg. Une sérigraphie d’Armand Gatti, sur fond rouge, a été prêtée par La Parole Errante, le Centre International de Création, situé lui aussi à Montreuil, créé et longtemps dirigé par cet immense dramaturge, disparu en avril dernier. Gatti fut plus qu’inspiré par l’engagement de la grande militante marxiste née en Pologne, encore dans l’Empire russe, et tuée à Berlin en 1919.
Autre visage de femme, devenu emblématique jusque dans l’imagerie révolutionnaire d’aujourd’hui : celui figurant sur la reproduction grand format de l’affiche de Rodtchenko. « C’est Lily Brik, la compagne de Maïakovski et la sœur d’Elsa Triolet, qui avait inspiré ce célèbre graphiste pour une campagne de propagande et d’agit-prop destinée à inciter les Russes à lire et à acheter des livres » nous confie Eric Lafon (co-commissaire de l'exposition avec Véronique Fau-Vicenti).
Des documents rappellent aussi, ici, le rôle joué dans le processus révolutionnaire par deux féministes de choc, Alexandra Kollontaï, née à Saint-Péterbourg, et Clara Zetkin originaire de Saxe. La première, fille d’un général tsariste, avait rompu avec son milieu et était allée étudier l’économie à Zurich avant de parcourir l’Europe et de rencontrer Lénine. Elle rejoignit la Russie en 1905, puis en 1917, plaida en faveur d’une meilleure rémunération des femmes, combattit la violence domestique et conjugale et s’attaqua à l’émancipation morale.
Elle fut la première femme à participer à un gouvernement en qualité de commissaire du peuple, ce qui ne l’empêcha pas de dénoncer la Nouvelle Politique Economique (NEP). Elle avait aussi été baptisée dès 1912 « la Jaurès en jupon » à Bâle, lors de la IIIème Conférence de l’Internationale Socialiste des Femmes. Staline s’employa à l’éloigner en la nommant ambassadrice en Norvège en 1923, statut qui lui permit d’échapper aux purges de 1927-29.
Les idées défendues par Alexandra lui avaient valu d’être surnommée « l’immorale » ou « la scandaleuse ». Des propos qu’on retrouvait aussi à propos de féministes françaises. « A l’époque beaucoup de socialistes, ont encore en tête les analyses de Jean-Jacques Rousseau et de Prudhon, et estiment que la place de la femme est au foyer, que les enfants risquent de se retrouver dans la rue si les femmes travaillent. Sans parler de la concurrence à l’égard des hommes et du risque de voir baisser les salaires », rappelle Véronique Fau-Vicenti. La notion d’émancipation des femmes figurait pourtant bien dans des écrits précurseurs comme « La femme affranchie » d’August Bebel, fondateur de la social-démocratie allemande, et elle participait des préconisations et des mises en pratique de Lénine.
Quant à Clara Zetkin, enseignante et journaliste, d’abord expulsée d’Allemagne, elle se réfugia, dans les années 1880, successivement à Zurich et à Paris où elle rencontra Louise Michel. Elle écrivit pour le journal du SPD et exerça, entre 1920 et 1933, un mandat de députée communiste au Reichstag. Clara joua aussi un rôle décisif dans l’émergence du PCF à l’issue du Congrès de Tours. Elle fut élue à deux reprises à la présidence de l’Internationale Socialiste des Femmes où elle s’employa à concilier revendications féministes et ouvrières. Son opposition à la montée du nazisme et ses écrits pacifistes l’obligèrent à s’exiler à Moscou. Elle avait précédemment œuvré, en 1910, avec Alexandra Kollontaï, à la création de la Journée Internationale des Femmes qui portait bien sur les thématiques dont elle était l’avocate. Une Journée qu’évoque la présente exposition, notamment au travers de l’affiche de la manifestation organisée en 1925 en France par le PCF, la CGTU et des organisations féministes proches de leurs « consœurs » russes.
Autre visage de féministe présent dans l’exposition : celui d’Angelica Balabanoff, née en Ukraine, passée par l’Université Libre de Bruxelles, puis par Rome où elle écrivit pour le journal socialiste Avanti ! Proche des deux militantes déjà évoquées, au sein des conférences Internationales des Femmes Socialistes, elle gagna la Russie en 1917 et travailla aux côtés de Lénine et Trotsky, avant de dénoncer le régime et de regagner l’Italie en 1922, puis de s’y engager contre le fascisme, ce qui la conduira en Suisse, à Paris, à New York.
Les révolutions russes divisent le monde ouvrier français comme en attestent les journaux qui font écho aux nombreux meetings organisés à travers l‘Hexagone: certain-e-s voient dans la Russie, alliée dans la guerre, la grande puissance désormais démocratique. D’autres sont inquiet-e-s d’apprendre que des soviets plaident pour une paix séparée, et ils et elles dénoncent le virage dictatorial du pouvoir.
Certes la presse française se fait l’écho des événements et des évolutions jugées spectaculaires de la Russie, la « propagande » ne lésinant pas dans l’envoi de photographies, parmi les premières à figurer dorénavant dans les premières pages occidentales. Mais pour certain-e-s militant-e-s ou intellectuel-le-s « aventureux-ses », rien ne vaut l’observation sur place.
Dès 1917, des hommes et des femmes feront le voyage, parmi lesquel-le-s André Gide, mais aussi des femmes communistes très engagées en France, convaincues que la Russie s’inscrivait dorénavant dans le sillage de l’utopie du « Voyage en Icarie » d’Etienne Cabet, faite de fraternité, d’égalité, de bonheur collectif. Des femmes fascinées par l’engagement de Lénine pour l’émancipation – politique et domestique - des femmes et partagées sur les discours de la gauche française en la matière. Véronique Fau-Vicenti rappelle combien les ouvrières n’étaient pas les bienvenues dans les organisations syndicales, leurs frères de combat estimant qu’elles avaient à privilégier leur rôle de mères de famille : « Lorsque Marguerite Durand, journaliste au Figaro, avait créé « La Fronde » (premier journal féministe entièrement fait et dirigé par des femmes ) à la fin du 19ème siècle les ouvrières typographes avaient été très mal vues par la profession. Et encore davantage quand elles avaient remplacé des hommes grévistes ! C’est ce malentendu qui a condamné en France le féminisme à être bourgeois ».
Bernadette Cattanéo est l’une de ces voyageuses « aventurières ». Membre du Parti communiste français et responsable des questions féminines à la CGTU, elle emmena une délégation de ses compagnes à Moscou en 1929, puis reprit une dizaine de fois le chemin de la Russie où elle intervint dans plusieurs instances, avant de se confronter fermement à la terreur stalinienne. Elle s’était vu confier auparavant par Dimitrov la mise sur pied d’un Mouvement mondial des femmes contre la guerre. Elle s’engagea ensuite résolument contre le fascisme et rompit avec le Parti Communiste.
Hélène Brion, institutrice en banlieue parisienne, était fortement impliquée en faveur des conditions de travail des femmes au travers de ses activités syndicales. Les avancées spectaculaires affichées par la Russie en la matière l’amenèrent à s’y rendre à plusieurs reprises dans les années 1920-1922. Son militantisme au service du pacifisme, qui en avait fait la porte parole de la CGT, lui avait valu, en 1918, révocation et traduction devant le Conseil de guerre, sous prétexte de trahison en faveur de l’ennemi. On lira avec intérêt sa plaidoirie sur le site www.jaures.eu . Elle fut aussi soupçonnée de déviance sexuelle du fait de son goût pour les vêtements masculins.
Une accusation de même nature devait aussi frapper une autre voyageuse, Madeleine Pelletier, qui fut la première femme à exercer le métier de psychiatre interne pour les Hôpitaux de Paris. Son célibat militant, ses amitiés libertaires et antimilitaristes, l’argumentaire qu’elle développa en faveur de la contraception, de l’éducation sexuelle et de l’avortement, ses « velléïtés » électorales dès 1910 lui valurent sarcasmes et poursuites, jusqu’à l’internement final. Elle a laissé, dans « La Voix des femmes » le récit de son voyage en Russie. Une expérience dont elle devait rapidement déchanter.
Aux côtés d’Hélène et de Madeleine dans leurs équipées au-delà de l’Oural, on trouve enfin, sur les cimaises du Musée de l’Histoire vivante, Magdeleine Marx. On doit à cette journaliste, investie un temps par le Parti Communiste français, proche de Trotski et des écrivains russes emprisonnés par leur régime, pacifiste convaincue elle aussi, un long reportage enthousiaste, au retour d’un de ses voyages, intitulé « C’est la lutte finale » publié chez Flammarion.
Le souci des deux commissaires d’inscrire cette exposition dans la modernité les a conduit-e-s, au-delà du parcours appelé à commenter les relations entre la France et la Russie et les lectures de leurs révolutions respectives - avec leurs parts d’attirance, de fascination, d’inspiration, d’analyse critique, de rejet, de dénonciation - à s’interroger sur la façon dont le Parti Communiste Français a commémoré, au fil du temps, les Révolutions russes de 1917.
L’exposition consacre aussi de l’espace à l’inspiration que les grandes figures du communisme que sont Lénine, Trotski, Mao ou Che Guevara ont suscitée à la fois chez les manifestants parisiens de Mai 68, et auprès d’artistes du monde entier, qu’elle s’inscrive dans l’idéalisme révolutionnaire, la dévotion, la dénonciation ou la dérision. Le sculpteur César, le compositeur Chostakovitch, les chanteurs Jean Ferrat et Moustaki en sont. Ils rejoignent ainsi d’autres artistes évoqués dans ce lieu , tels Maxime Gorki, John Reed, Jack London.
A découvrir également quelques objets issus du « merchandising ». On apprend notamment qu'il existe un site internet aux USA qui commercialise tout ce qui circule sur Lénine. Et les visiteurs souriront assurément en découvrant un Lénine croisé d’un Manneken Pis, jaune fluo et en marche, ou un petit film publicitaire allemand où ce sont les sosies de Lénine, de Fidel Castro, de Gandhi, de Marx, de Martin Luther King, et du Che, réunis dans le décor d’une maison abandonnée, qui vantent les qualités « révolutionnaires » d’une Dacia Logan.