Fil d'Ariane
Dans son livre Voyage sans retour, Micheline Rambaud interpelle Claude Kogan au-delà de la mort : « Pourquoi un effroyable hasard t’a-t-il fait rester là-haut au lieu de redescendre ? Une telle erreur de jugement pourquoi ? Toi si prudente, avoir sous-estimé ce mauvais temps qui en deux heures a déferlé. Pourquoi ? »
Une explication satisfaisante sera donnée plus tard. On parle de l’altération du jugement qui frappe l’alpiniste dans les hautes altitudes, de la difficulté de prendre la juste décision, mais aussi de la volonté malgré le danger d’arriver à tout prix au sommet. Claude Kogan avait les compétences mais aussi cette détermination.
Dans le monde de l’alpinisme des années 1950, essentiellement masculin, il n’était pas facile pour une femme de se faire une place. D’emblée, l’expédition féminine avait été dénigrée en plus haut lieu par la Fédération Française de la Montagne et par le grand patron de l’alpinisme de l’époque, Lucien Devies : "Si elles réussissent avait-il dit, cela confirmera mon impression que le Cho Oyu est une montagne à vaches."
L’expédition féminine de 1959, par son audace et son courage, a-t-elle changé la vision de la société sur les femmes alpinistes ? Pas sûr. Pierre Desgraupes, éminent journaliste-producteur, fondateur du magazine télévisé Cinq colonnes à la Une posera cette question à Jeanne Franco, survivante de l’expédition, quelques jours après son retour : "Qu’est-ce que douze femmes pouvaient aller chercher aussi haut et aussi loin de chez elles ?"
Pas plus tard qu’aujourd’hui, le chroniqueur d’un grand quotidien national a demandé à Micheline Rambaud à l’occasion de la sortie de son livre : Est-ce que les femmes se chamaillaient au camp de base ?
"Il s’agissait de nous faire une place dans un milieu masculin. Le féminisme n'existait pas vraiment à l'époque. Rien à voir avec maintenant ! Avec Claude, nous avions décidé, avant l’expédition, de l’esprit général dans lequel nous allions construire notre film et donc de la cohésion de nos prises de vues. L’idée était : puisqu’il nous est reproché de 'n’être que des femmes', faisons un film de femmes ! À l’époque, quand on regardait les films des expéditions de ces messieurs, qu’avions-nous devant les yeux : leurs mollets poilus !", s'exclame Micheline Rambaud dans un entretien accordé à Montagnes magazine en janvier 2022.
Mais quand on voit le palmarès des grands noms de l’alpinisme au féminin comme Catherine Destivelle, Elisabeth Revol, Agnès Couzy, Wanda Rutkiewicz (décédée), ces femmes qui ont largement parcouru faces nord et sommets au-delà de 8000 mètres, on peut voir que la leçon et le message de Claude Kogan et de son équipe ont été largement compris.
Le livre de Michèle Rambaud est en fait une reprise de son journal de bord, écrit sous forme de récit factuel, sans effets, mais profondément sincère et humain. Elle a la pudeur et la dignité de ne pas régler ses comptes avec ceux qui ont cherché à démolir dès le départ le projet de cette équipe féminine. Car les critiques des alpinistes de salon, ceux qui savaient ce qu’il aurait fallu faire ou ne pas faire, n’ont pas manqué à leur retour. On aurait sans doute aimé voir dans ce livre jusqu’où pouvait aller la médisance dans pareille tragédie.