Tabou

#Wamitoo : pas "assez de vague" autour des violences sexuelles à Mayotte

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Rehema Saindou

Rehema Saindou, présidente d’Haki Za Wanatsa, représentante du collectif de la Convention Internationale des droits de l'enfant (CIDE) et enseignante en histoire et géographie.

Terriennes/Chloé Dubois
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À Mayotte, une association de défense des droits de l'enfant lutte depuis plusieurs années contre les violences sexistes et sexuelles. Retour sur #wamitoo, une campagne de sensibilisation et de mobilisation destinée aux mineur·es, avec la présidente de Haki Za Wanatsa, Rehema Saindou. 

Accompagner la libération de la parole des plus jeunes au sein de la société mahoraise, à 95% musulmane. Telle est la mission que s'est fixée l'association de défense des droits de l'enfant Haki Za Wanatsa. Car ici, les tabous sont immenses. Et si les choses évoluent, de nombreux combats restent à mener. 

Mais l’association ne travaille pas seule. Elle opère aux côtés d’une trentaine d'autres structures sur le territoire qui agissent en faveur de l’accès aux droits les plus fondamentaux des enfants. Ensemble, elles forment le collectif pour la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE). Et selon les estimations de ce collectif, environ 68 000 enfants seraient potentiellement victimes de violences sexuelles à Mayotte. 

Si on extrapole le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles en France, et qu’on l’applique ici, on pourrait estimer qu’environ 3 à 5 enfants par classe seraient concernés.  Rehema Saindou

Pour en parler, nous avons rencontré Rehema Saindou, présidente d’Haki Za Wanatsa, représentante du collectif de la Convention Internationale des droits de l'enfant (CIDE) et enseignante en histoire et géographie.

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 Entretien avec Rehema Saindou

Terriennes : Dans le cadre de la sortie du rapport de l’Unicef sur la situation des droits de l’enfant dans les Outre-Mer, publié fin 2023, vous avez déclaré que les droits des enfants n’étaient pas respectés à Mayotte, notamment à cause du "contexte". Quel est ce contexte précisément ?

Rehema Saindou : Mayotte est le plus jeune et le plus pauvre des départements français. Mais c’est aussi le territoire qui, dans le Canal du Mozambique, concentre le plus de richesses et de droits ; autour de nous, il y a Madagascar, les autres îles des Comores, et toute la côte de l’Afrique de l’Est. Ce qui fait de Mayotte une terre d’immigration : plus de la moitié de la population est étrangère. Dans ce contexte, la question administrative est centrale. Or il existe de nombreuses dérogations légales qui font que la loi n’est pas appliquée de la même manière que dans l’Hexagone. Ça concerne par exemple le droit du sol, l’accès au titre de séjour, ou même l’accès aux prestations sociales.

Concrètement, si aucun des parents n’est français, l’enfant n’a pas de droit. Qu’ils viennent d’arriver sur le territoire ou qu’ils y soient nés de parents étrangers, ces enfants vivent presque toujours dans des logements insalubres où ils n’ont pas accès à l’eau potable ou à l’électricité. Beaucoup n’ont pas non plus accès à l’école parce que certaines communes demandent des papiers improbables pour les inscrire.

C’est sur la base de ce constat que notre association s’est créée, en 2018 ; celui qu’à Mayotte, les droits de l’enfant n’étaient pas toujours respectés et que le phénomène était très important. 

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Depuis plusieurs années, vous opérez néanmoins plus particulièrement en faveur de la lutte contre les violences sexistes sexuelles commises sur les enfants. Vous avez d’ailleurs lancé, en 2021, la campagne de sensibilisation #wamitoo qui a participé à révéler l’ampleur du problème à Mayotte. Qu’est-ce qui a rendu ce choix nécessaire ?

Je dirais que personne ne s’intéressait vraiment au sujet. Quand je dis personne, c'est qu'il n'y avait pas cette vague #metoo qui déferlait partout en métropole et à l'international. Et on s’est rendu compte qu’à Mayotte, comme ailleurs, le sujet était tabou, mais que nous, on manquait de chiffre. Il n’y avait même aucun chiffre pour quantifier ces violences. Ce qui est récurrent : comme souvent dans les études françaises, les données concernent tous les départements, sauf Mayotte. Or si on extrapole le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles en France, et qu’on l’applique ici, on pourrait estimer qu’environ 3 à 5 enfants par classe seraient concernés.

On est donc parties du principe que notre territoire ne pouvait pas faire exception, et on s’est lancée dans cette campagne, intitulée #wamitoo ; "moi aussi" en shimaore. Nous voulions d’une part sensibiliser la population à la réalité de ces violences, suivre un mouvement international, mais surtout, nous en avions assez du "sauf Mayotte". Vraiment marre. Alors on a lancé des appels à témoignages, mené des ateliers auprès des jeunes comme des adultes, organisé des débats et des groupes de parole, diffusé des "clips" de prévention à la télé ou sur les réseaux sociaux, et même mis en place un questionnaire à diffuser pour essayer d’obtenir ces données.

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Dès nos premières actions, nous avons constaté que nous partions de très loin. Lorsqu’on demandait "à qui appartient ton corps ?" aux jeunes, les réponses très claires. En particulier celles des filles : "mon corps appartient à mon père, à ma famille et ensuite, il appartiendra à mon mari".

C’est pour ça qu’on continue sur cette thématique en particulier. Nous pensons qu’il y a encore beaucoup à faire, qu’il n’y a pas encore eu assez de vagues, ni assez de bruits autour de tout ça. En fait, nous n’avons pas envie que les choses se tassent et qu’on se dise « voilà, quelques gamins ont parlé, on s’arrête là ». Nous voulons changer les mentalités.

Prendre la parole et dénoncer les violences sexuelles que l’on a subi peut être particulièrement difficile à Mayotte, si l’on en croit les témoignages que l’on peut consulter sur votre site ?   

En effet. Les tabous autour des violences sexuelles existent partout, mais à Mayotte plus particulièrement, la culture et les traditions viennent appuyer et encourager cette culture du silence. Parce qu’ici, il ne faut pas parler du corps, il ne faut pas parler de sexualité, et il faut régler les choses "en interne", c’est-à-dire en famille.

En 2019, c’est d’ailleurs ce qu’on a répondu à Saïrati Assimakou, la première femme mahoraise à avoir dénoncer publiquement les viols incestueux dont elle a été victime, commis par son père. Les réactions de la société ont été très négatives : on lui a répondu qu’elle devrait avoir honte, qu’elle était en train d'humilier son père et qu’elle aurait dû en parler en famille.

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Les choses ont néanmoins évolué ?

Oui, il y a des améliorations. Depuis le lancement de la campagne, la justice a enregistré 300% de signalements en plus. Et depuis la prise de parole de Saïrati, d’autres femmes ont dénoncé les violences sexuelles qu’elles avaient subies, mais on reçu un peu plus de soutiens. 

On commence aussi à comprendre que l’on ne peut pas tout régler en famille. Que l’on ne peut plus simplement prendre l’enfant qui a dénoncé les viols qu’il a subi et lui donner un bain pour lui enlever "la souillure" - parce qu’on estime qu’il a été souillé. D’autant plus si c’est une fille et qu’elle a perdu sa virginité, et donc de sa "valeur"... Ça ne va pas régler le problème. Il faut comprendre que les enfants s’attendent à ce qu’on réagisse, à ce que nous, les adultes, on soit prêt à accueillir leurs paroles et que l’on agisse en conséquence.

Certains parents s’interrogent sur la possibilité de porter plainte alors qu’ils sont en situation irrégulière. Ils pensent que parce qu’ils n’ont pas de papiers, ils n’ont aucun droit. Rehema Saindou

Pour ça, on essaie d’avoir les parents avec nous ou même le soutien de certains cadis. Mais il faut aussi que la justice suive. Le problème, c’est qu’elle est lente mais aussi que beaucoup de famille hésitent encore à porter plainte ; certaines ne veulent pas, et d’autres ne connaissent tout simplement pas leurs droits. Par exemple, certains parents s’interrogent sur la possibilité de le faire alors qu’ils sont en situation irrégulière. Ils pensent que parce qu’ils n’ont pas de papiers, ils n’ont aucun droit. Bien sûr, c’est faux.

Les cadis sont des juges musulmans qui, à Mayotte, ont assuré des fonctions officielles de juges, de notaires ou d’officier d'État, jusqu’en 2010, à la veille de la départementalisation (2011). Depuis l’application du droit commun, ils exercent des activités de médiation pour le Conseil départemental et demeurent particulièrement influents au sein de la société.

Et malheureusement, beaucoup de jeunes racontent avoir été menacés par leurs agresseurs qui profitent de cette situation. Ils leur disent que s’ils parlent, leurs parents retourneront aux Comores, et qu’ils mourront en mer en essayant de revenir. Ce contexte très particulier fait que les enfants sont en souffrance, isolés, sans aucun appui, qu’ils ne savent pas où aller, ni à quels adultes se référer.

A Mayotte, la moitié de la population est étrangère. La plupart de ces personnes, d’origine comorienne, sont arrivées en kwassa-kwassa ; de petits canots de pêche à moteur connus pour relier l'île d’Anjouan à Mayotte, située à 70km de là. Une traversée extrêmement dangereuse et particulièrement meurtrière.

Comment votre travail de sensibilisation et de prévention, tant sur les violences sexuelles que sur la vie affective, relationnelle et sexuelle, est-il perçu ?

De manière générale, nous sommes très bien reçus par les jeunes. Ils sont souvent timides au début, mais très vite, ils ont beaucoup de questions et ils voient que l’on peut parler de tout, sans jugement.

Du côté des parents, c’est un peu différent. Il y a ceux pour qui parler de tout ça est important : ils n’ont pas d’objection, mais ils sont parfois gênés et préfèrent que ce soit nous qui le fassions. D’ailleurs, certains, que l’on aurait imaginé plus fermés, parce qu’ils sont très pratiquants et conservateurs, nous disent même que ça les arrange car eux ne sont pas à l’aise pour évoquer ces sujets. Mais il y aussi ceux qui estiment que sensibiliser, c’est inciter. Donc que parler de préservatif, c’est inciter les jeunes à avoir des rapports sexuels, ou "va mener à l’infidélité des femmes" ! De moins en moins, mais quand même.

Séminaire Haki Za Wanatsa

Séminaire de rentrée des enseignants arrivant sur le territoire : une occasion, pour Haki Za Wanatsa de présenter son travail, ses partenaires, et ses outils. 

Haki Za Wanatsa

Nous voulons aussi sensibiliser à l’égalité fille-garçon, à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, aux rapports de dominations. Rehema Saindou

Mais les plus jeunes générations veulent parler ? 

Oui, et c’est d’ailleurs pourquoi notre campagne #wamitoo ne s’est jamais vraiment arrêtée, même si elle a évolué. Nous continuons à recevoir des témoignages, à orienter les victimes, à procéder à des signalements auprès de l’aide sociale à l’enfance (ASE) mais nous élargissons car nous voulons aussi sensibiliser à autre chose. A l’égalité fille-garçon, à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, aux rapports de dominations mais aussi au bien-être, à la confiance en soi.

Ce sont des sujets qui intéressent énormément les jeunes et on sent aussi qu'il y a une réelle volonté de s'exprimer, de poser des questions en lien avec son corps, de parler d'estime de soi, d'intimité, de contraception, de sexualité et de leurs droits. Ils ne veulent plus que tout se traite en famille, surtout les sujets les plus graves, et ils sont conscients que la sensibilisation, ce n'est pas de l'incitation. Ils veulent être informés, tout simplement. Savoir, par exemple, qu’en cas de rapport sexuel, ils peuvent se protéger, à la fois d’une grossesse non désirée, ou contre une maladie sexuellement transmissible.

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Mayotte est le département qui enregistre le plus de grossesse précoce en France  (5% à Mayotte contre 0,3% en métropole). Que signifie ce chiffre pour vous ?

Le manque d’information, tout simplement... Parce qu’à nous, les filles, on a toujours dit qu’il fallait rester vierge jusqu'au mariage. Aux garçons, on leur dit qu’ils peuvent s’entraîner ! Mais sur qui vont-ils s’entraîner ? 

Maintenant, si on enlève cette idée de virginité - parce que chacun fait ce qu'il veut - il serait peut-être temps de faire en sorte que les jeunes puissent être informés sur comment se protéger si rapport sexuel consenti il y a ! Et malheureusement, en cas de grossesse précoce, ce sont les filles et leurs familles qui vont devoir assumer. 

caravane mayotte
Événement organisé avec l'association Mouv'enfants et sa "caravane de lutte", le 14 décembre 2023. 

 
Haki Za Wanatsa

À cette réalité s’ajoute celle des mariages forcés ? 

Oui, les mariages forcés existent à Mayotte. Mais comme pour les violences sexuelles, nous n’avons pas de chiffres pour illustrer cette réalité ; on pense qu’il y en a moins, mais on ne sait pas d’où on est partis, ni où on en est.

Souvent, il s’agit d’une situation où un homme plus âgé a vu une jeune fille et propose une somme d’argent à la famille pour l’épouser, parce qu’il fantasme sur sa jeunesse, sa virginité. Généralement, il s’agit de familles en grandes difficultés ; c’est de l’exploitation de la misère. Dans d’autres cas, on voit que cela concerne surtout des jeunes filles déscolarisées, ou qui ont passé le bac, atteint 18 ans, et se retrouvent sans-papiers, sans rien, ni aucune possibilité de poursuivre leurs études ou de trouver du travail. On va les forcer à se marier en leur disant que de toute façon, elles ne vont plus à l’école, elles ne font pas d’études, elles n’ont pas de travail, donc il faut vite qu’elle se marie... Et il y a les jeunes filles qui se marient sous pression de la famille pour anticiper une grossesse hors-mariage, parce qu’elles ont un petit ami, ou que les familles croient qu’elles ont un petit ami, par exemple. Il s’agit d’éviter une forme de honte à la famille en cas de grossesse. 

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Pour revenir à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS), des heures ne sont-elles pas justement dédiées au sein des établissements scolaires pour évoquer ces questions (contraception, préservatif...) ?

Les personnels font ce qu’ils peuvent, mais c’est très compliqué de suivre toutes les recommandations de l’EVARS parce que ces heures qui devraient être dédiées sont des heures qui n’existent pas dans l’emploi du temps des élèves. Nous, on essaie de boucher des tout petits trous, mais l'énorme trou qu'il y a, on ne peut pas. On est pas assez nombreux, et il n’y a pas assez de personnel.

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Et en tant que structure associative, vous êtes par ailleurs peu nombreux à opérer sur le champ de la sensibilisation et de la prévention...   

Sur ces sujets, nous sommes même l’une des seules associations et nous n’avons pas les moyens de tout gérer. Nous essayons de nous faire connaître, mais on se rend bien compte que plus on sera connu, plus on viendra nous voir, plus on sera débordé. 

Après, on agit en réseau, notamment avec le collectif de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, qui réunit une trentaine d'associations sur le territoire, et d’autres partenaires. L’objectif, c’est d’être capable d’orienter au besoin, mais aussi de nous rencontrer pour nous connaître, de partager nos outils etc. Mais ce n’est pas toujours évident, car nous sommes tous débordés, et on a parfois de mal à se voir, vu l’étendu des besoins sur le territoire. Ça fait partie de nos difficultés.

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Mayotte est un territoire d’exception à bien des égards et, comme nous l’avons vu, il se distingue en effet par un accès très restreints à certains droits, y compris les plus fondamentaux. Un projet de loi Mayotte est actuellement en préparation mais il prévoit notamment de supprimer un droit constitutionnel, déjà largement malmené à Mayotte : le droit du sol. Si vous deviez proposer des mesures dans le cadre de ce projet de loi, quelles seraient-elles ?  

La priorité, c’est tout simplement de permettre à Mayotte de vivre comme un vrai département. Que toutes les lois qui sont appliquées en France soient aussi appliquées ici. Que toutes ces personnes maintenues en situation régulière, et que les enfants nés ici, puissent jouir librement de leurs droits. Une fois qu'on a dit ça, on englobe tous les droits qui sont bafoués, y compris la liberté de circulation. Ce n’est pas une solution magique, ça ne résoudrait pas tout, mais je pense qu’on aurait déjà un début du problème résolu.

A Mayotte, les titres de séjour sont territorialisés : ils ne permettent pas à leurs titulaires de quitter Mayotte, contrairement au reste de la France où un étranger muni d’un titre de séjour peut circuler librement sur tout le territoire français. 

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