Wikipédia : où sont les femmes ?

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Wikipédia : où sont les femmes ?
Les femmes de Wiki Women’s collaborative, espace d'échange sur Facebook destiné à promouvoir les femmes sur Wikipédia
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La bonne réputation de l'encyclopédie en ligne Wikipedia se heurte à la question des genres. Tant du côté des contributeurs que des sujets de contributions, les femmes y sont remarquablement absentes, en particulier dans les sciences. C'est ce constat qu'a fait la Royal Society. La vénérable institution de Londres pour la promotion des sciences a alors décidé de remédier à cette défaillance, et a lancé, le 19 octobre 2012 une sorte de happening de contributions, afin que les femmes de sciences trouvent leur place sur l'un des sites les plus populaires au monde. Des scientifiques, femmes et hommes, étaient appelés, jusqu'au 29 novembre, à enrichir les entrées de l'encyclopédie avec des chercheuses aussi importantes que la mathématicienne Ada Lovelace, inventrice d'un ancêtre de l'ordinateur dans la première moitié du XIXème siècle ou que la russe Sofia Kovalevskaïa et sa toupie virtuelle.
Les chiffres sont têtus : que ce soit en français ou en anglais, plus ou moins 90% des contributeurs de wikipedia sont des hommes. Ce gender gap, comme disent brutalement les anglosaxons, c’est à dire déséquilibre entre les sexes, traverse aussi les donateurs (Wikipedia fonctionne en effet grâce aux dons des internautes), puisque les 4/5ème d’entre eux sont des hommes. Le fossé se resserre un peu parmi les utilisateurs, mais reste conséquent : 68% des internautes francophones sont du genre masculin et seulement 30% du féminin (pour une répartition presque paritaire 51/49% des internautes en France, par exemple). Ces « mauvaises » proportions se retrouvent aussi du côté des sujets disponibles dans l’encyclopédie : des milliers d’articles sur des logiciels (écrits par 97% d’hommes…), très peu sur l’histoire des femmes, ou même des modes de vies, thèmes prétendument plus féminins… De la neutralité des contenus Dès son lancement en 2001, les initiateurs du projet constatent que les « commandes » sont prises d’assaut par des hommes, plutôt jeunes (entre 16 et 40 ans pour 2/3 des « acteurs »), et les débats vont bon train sur ce sujet, surtout du côté de la planète anglo-saxone. En France, en revanche, la discussion reste quasi inexistante parmi la communauté des Wikipediens : «  on se disait que ce fossé entre les contributeurs et les contributrices n’était pas grave, puisque nous produisions des contenus neutres », se souvient Adrienne Alix, directrice de Wikimédia France. Arrivée à ce poste en 2006, elle raconte tout de même que pendant longtemps, les collaborateurs (virtuels) avec lesquels elle travaillait ou échangeait, pensaient avoir à faire à un homme : « J’avais pris un pseudonyme un peu ambivalent, Serein, le nom pour moi, avant d’être un adjectif, d’une petite rivière de Bourgogne ; et même si je ne cachais pas mon sexe, que j’accordais tous mes verbes au féminin, la plupart de mes interlocuteurs pensaient que j’étais un homme… »
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Adrienne Alix, directrice de Wikimédia (l'association moteur de Wikipédia) France
Mais qu’est-ce qu’un contenu neutre ? Le savoir mondial est en général dispensé par un homme blanc de l’hémisphère Nord. Inconsciemment ou parfois volontairement, son approche pourra oublier le point de vue des « sans histoire », anciens colonisés ou femmes, qui ont laissé si peu de traces et donc de sources pour les restituer… Ainsi sur un sujet qu’elle connaît bien, les débuts de l’aéronautique, Adrienne Alix reconnaît que les articles consacrés aux pionniers de l’aviation sont bien plus étoffés,  plus complets que sur les aviatrices, pourtant en nombre quasi égal, lors des premiers envols. La communauté des wikiterriens a au moins le mérite de s’interroger, de débattre et de vouloir remédier à cette inégalité, mise au jour grâce aux formulaires d’inscription.
Comment expliquer cette désaffection féminine pour Wikipédia ? Adrienne Alix relève trois causes : -    les femmes se heurteraient à une soi-disant difficulté technique pour éditer dans l’encyclopédie virtuelle, les geeks appartenant surtout à la gente masculine. Mais parmi les plus jeunes, les pratiques dans la manipulation des ordinateurs et des logiciels sont-elles si différentes ? (A titre d'exemple la rédaction web de TV5MONDE est majoritairement jeune et féminine...) -    les femmes ne se sentiraient pas assez légitimes. La directrice de Wikimédia France a souvent entendu des hommes expliquer qu’avec leurs contributions, ils laisseront une trace pour la postérité, jamais une femme… -    c’est aussi une question de temps : apporter son savoir est bénévole et ne peut se faire qu’hors du temps de travail, un temps dont on sait qu’il est souvent plus libre pour les pères de famille que pour les mères… Culture, sexes et politique Mais selon les cultures linguistiques ou historiques, l’approche pour renverser la tendance diffère jusqu’à provoquer des querelles.  Adrienne Alix s’est toujours sentie peu à l’aise avec « l’agressivité » des militantes féministes outre Manche et outre Atlantique : « Nous trouvions que leurs attaques étaient parfois de mauvaise foi, qu’elles surjouaient le machisme de Wikipédia pour expliquer le retrait de certains de leurs articles par exemple, qu’elles étaient trop dans le registre de la plainte. » Elle a longtemps hésité à rejoindre Wiki Women’s collaborative, un espace d’échanges sur le réseau social Facebook, entre les participantes de la communauté, et dont la devise est claire : « Rassembler et célébrer les femmes qui éditent, et qui veulent apprendre à éditer au sein de Wikipedia. Femmes du monde entier, apportons notre savoir à Wikipedia ! » « Je me suis toujours sentie peu à l’aise dans des réunions, des ateliers réservés aux femmes, avec des actions spécifiques envers elles. C’est tout de même paradoxal qu’au nom de l’égalité, on finisse par exclure l’un des deux sexes… » ajoute-t-elle encore.
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Uta Frith, spécialiste des neuro-sciences, très engagée dans l'initiative de la Royal Society pour promouvoir les femmes dans Wikipédia
Pourtant l’initiative de la Royal Society a été saluée par tous les Wikiterriens et surtout wikiterriennes. La vénérable société (privée) de promotion des sciences s’est lancée dans la bataille le 19 octobre 2012, ouvrant ses bibliothèques et ses archives afin de susciter des vocations d’éditrices et offrir aux internautes de nouvelles entrées sur des femmes très savantes.  La physiologiste londonienne Uta Frith, l’une des meilleures expertes en matière d’autisme et de dyslexie, s’est engagée de toutes ses forces dans l'organisation de l'événement : « Il est honteux que lorsque vous demandez aux gens, y compris à des scientifiques, de citer des femmes scientifiques et ingénieures, ils peuvent difficilement aller au-delà Marie Curie. Je pense que c'est parce qu'elles ne sont pas dans notre conscience ou que k’on n’a pas assez rendu compte de leurs travaux. Wikipedia est l'un des premiers endroits où les gens vont pour obtenir des informations, or si ces informations n’y figurent comment feront-ils pour connaître enfin nos héroïnes de la science. Cet événement est une très petite étape mais importante en vue de redonner aux chercheuses la place qu’elles méritent. » La parole éternelle de l'homme blanc Jon Davies, directeur général de Wikimedia Royaume-Uni, a renchéri : "Ada Lovelace était un mathématicienne incroyable et il est logique que nous rendons hommage à sa contribution dans ce sens. Il est tout aussi normal que dans la lignée de Ada, nous nous efforcions de souligner les efforts et les percées d'autres femmes dans la science, la technologie, les mathématiques et l'ingénierie. »
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Alexa Canady, première neurochirurgienne afro-américaine, “biographiée“ que par une notule dans Wikipedia
Ainsi peut-être qu’Alexa Canady, la première afro-américaine et excellente neurochirurgienne, qui ne dispose que d'une notule en anglais dans Wikipedia, pourra enfin y être présentée dans une biographie digne d’un Harvey Cushing, son collègue, raconté en plusieurs langues, lui. L'appel de la Royal Society s'achevait le 29 novembre, et il faudra un peu de temps et de recul pour savoir s'il a été entendu. Plus encline aujourd’hui qu’il y a dix ans à combattre l’inégalité des sexes sur Wikipédia, Adrienne Alix veut pourtant ne pas s’enfermer dans des questions de genres. Après avoir, pendant plusieurs semaines, œuvré à la naissance d’Afripédia, elle aimerait ouvrir l’encyclopédie en ligne à plus de diversité, sociale, des âges, des origines ou linguistique, etc, tant il est vrai qu’il faudra un jour en terminer avec la suprématie de l’homme occidental éduqué dans l’exposition et la transmission des savoirs. 

Adienne Alix et le déséquilibre mondial des savoirs - à écouter

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