Fil d'Ariane
"Il a transformé la peine en quoi ?", ces mots de Nancy Hollander, avocate pénaliste, donne le ton du film. Nous voilà plongé.e.s dans l'incroyable réalité et aventure d'une femme, qui a osé défier armée et autorités américaines, au prix de terribles sacrifices et souffrances autant physiques et qu'intérieures.
Le 17 janvier 2017, à trois jours de la fin de son mandat, Barack Obama commue la peine de Chelsea Manning en sept ans de prison. En 2013, l’ancienne analyste américaine avait été condamnée à 35 ans de prison pour avoir (alors qu'elle s'appellait encore Bradley ) transmis 750.000 documents classés secret-défense à Wikileaks, sur les agissements et bavures de l’armée américaine pendant la guerre en Irak .
Libre, elle le sera peu de temps, deux ans en fait. En 2019, la justice américaine lui demande de témoigner contre Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks. Elle refuse et est à nouveau incarcérée pour "entrave à la justice".
Tout au long du film, Chelsea Manning revient sur son combat pour la vérité et surtout sur ses terribles conditions de détention au Koweït et aux Etat-Unis : observée comme une bête de foire, détenue chez les hommes malgré l’annonce de sa transidentité, contrainte à se raser la tête après avoir entamé un traitement hormonal, privée de ses lunettes et de ses vêtements, et deux tentatives de suicide.
« J’étais comme morte. J’étais en vie mais morte. Et je reste morte depuis. Comme si je m’étais retrouvée au purgatoire.» dit-elle dans le film.
Avec un parti-pris fascinant, le film met aussi en exergue son sarcasme et la distance qu'elle essaie de garder face aux invectives des réseaux sociaux. On découvre aussi une personne fragile lorsqu’elle aborde son enfance, ses relations difficiles avec ses parents, l’engagement dans l’armée par manque de repères et la lente acceptation de sa transidentité.
Tim Travers Hawkins est un artiste multimédia et réalisateur indépendant. XY Chelsea, son premier documentaire a été projeté au Tribeca Film Festival. Au jour de la sortie du film en France, Terriennes a pu s'entretenir avec lui.
Terriennes : Quelles sont les raisons qui vous ont incitées à réaliser un film sur Chelsea Manning ?
Tim Travers Hawkins : Mon travail fut au départ motivé par un certain activisme. Je réalisais une série d'œuvres d'art numérique autour des histoires de militants et de prisonniers politiques vivant dans des conditions impossibles à filmer : incarcérés, en cachette ou anonymes. Il y avait une sorte d'impératif politique à apporter de la visibilité à ces personnes. Ainsi, lorsque j'ai parlé à Chelsea pour la première fois, elle était toujours en prison et toutes nos communications se faisaient par lettres. Nous ne pouvions même pas enregistrer ses appels téléphoniques. Alors que je commençais à connaître le cercle des personnes qui se battaient pour sa liberté en dehors de la prison, le projet s'est transformé en un film, mais toujours avec un protagoniste invisible. Puis, tout a été transformé quand Obama a commué sa peine, et qu'elle a été libérée de prison.
Comment s’est passé la rencontre ? A-t ’elle immédiatement acceptée l’idée du documentaire ?
La première fois que je l'ai rencontrée, c'était dans le film. Je la regardais à travers l'objectif de la caméra alors qu'elle sortait du fourgon de la prison et faisait ses premiers pas vers la liberté. C'est une situation assez inhabituelle, puisque nous ne nous connaissions que par lettres avant cela. Bien sûr, nous avions décidé de filmer des mois auparavant, en partie parce que j'avais passé tellement de temps avec les gens en qui elle avait confiance, son réseau de soutien et ses avocats, il n'était donc pas étonnant pour elle que je sois là.
Nous voyons dans le film qu’elle est très méfiante face aux éventuelles surveillances des services secrets américains. Ces craintes l’ont-elles motivée à se taire sur certains sujets ?
Il est clair qu'il y a toujours une menace réelle pour sa sécurité, motivée par la détermination du gouvernement américain à traduire Julian Assange en justice en Amérique. Cependant, elle s'exprime très ouvertement sur le plan politique et n'a pas peur de s'attaquer à des sujets controversés tels que les violences policières, la montée de l’extrême-droite et la surveillance elle-même. En Amérique, le Premier amendement est peut-être attaqué, mais pour l'instant, il reste une source très puissante de protection pour les journalistes et les citoyens.
Le film met aussi en lumière ses conditions de détention difficiles au Koweït. Mise à l’isolement, elle n’avait ni le droit de s’allonger, ni de dormir…
À mon avis, le moment le plus effrayant du film, c’est lorsque Chelsea parle de son expérience de détention aux mains de l'armée et du gouvernement américains. Je voulais montrer le traumatisme et la douleur réels qui lui ont été infligés, afin que nous puissions mieux comprendre le genre de sacrifices qu'elle a faits. Cela fait clairement écho au traitement des détenus de Guantanamo Bay et d'Abu Ghraib et aux pratiques de torture sanctionnées par le régime Bush dans le cadre de sa "guerre contre le terrorisme".
Suite à son refus de témoigner dans l’affaire Wikileaks, impliquant Julian Assange, Chelsea Manning est à ce jour emprisonnée et condamnée à 1000 euros d’amende journalière. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Avez-vous de ses nouvelles ?
J'ai été extrêmement surpris par les amendes. Je n'avais aucune idée que c'était possible. L'emprisonnement est déjà assez flagrant, mais tenter délibérément de la mettre en faillite, alors qu'elle adopte une position morale, semble franchement vindicatif. Le gouvernement américain est l'une des institutions les plus puissantes de la planète et pourtant il se comporte de manière assez fragile et menacée.
Ce nouveau rebondissement aurait-il été possible sous l’ère Obama ?
Malheureusement, je pense que oui, c'était tout à fait possible sous Obama, qui avait lui-même un bilan terrible en matière de chasse aux lanceurs d’alertes. Plus de lanceurs d’alertes ont été poursuivis en vertu de la loi sur l'espionnage sous Obama que sous l'ensemble des précédents présidents américains.
En quoi l’acharnement contre Chelsea Manning est-il caractéristique du sort réservé aux lanceurs d’alertes (Assange, Snowden…) ?
Ce que nous avons appris de Chelsea, Snowden, Assange et bien d'autres, c'est que si vous dénoncez, ils ne vous attaqueront pas seulement pour vos idées, ils essaieront de vous détruire personnellement. Ils intimideront vos amis et votre famille. Et ils ne vous laisseront jamais tranquilles, même des années après l'événement. C'est exactement ce que Nancy Hollander (l'avocate de Chelsea) explique dans le film : « En Amérique, une fois qu’ils vous ont qualifié d’ennemi de l’État, vous serez toujours un ennemi de l’État ».
Chelsea Manning est-elle une nouvelle icône de la liberté d’expression pour l’Amérique ? Croyez-vous à une éventuelle libération future ?
Chelsea est certainement une icône - à la fois pour ses révélations et en tant que figure importante de la communauté LGBTQ, mais ce que nous montrons dans le film, c'est à quel point les attentes qui lui incombent sont en fait lourdes à supporter et peuvent être préjudiciables. Nous devons faire attention à la façon dont nous traitons nos héros et héroïnes, et leur permettre d'êtres humains aussi - ce qui signifie que nous ne pouvons pas les tenir à des normes irréalistes. Je pense que Chelsea purgera la peine maximale possible, soit 18 mois. Une fois qu'elle sera sortie, je suis sûr qu'elle continuera à se battre pour ce en quoi elle croit. Je suis donc excité par le prochain chapitre de son histoire.