Fil d'Ariane
Imaginez-vous… Nous sommes en 1894. Paris vit sous la IIIe République. Au champs de Mars, une étrange tour de fer sort de terre. Quelques arrondissements plus loin, dans le 10e, l’ère de l’industrialisation est en marche gares du Nord et de l’Est où sont acheminées cuir, nacre, soie et plumes… Des matières premières qui serviront à la confection de costumes et d’accessoires de scène, en représentation tous les soirs boulevard Saint-Denis et Saint-Martin. Au théâtre de la Renaissance, la foule se presse devant la grande Sarah Bernhardt. Au music-hall, Mistinguett fait le show. Le quartier est celui du divertissement et des artisans.
Dans leurs échoppes, dissimulées derrière les portes des immeubles haussmaniens, des femmes en robes élégantes choisissent leur tenue de soirée, avec la pointe de leur éventail.
Une Belle Epoque qui renaît de ses plumes et dentelles au 2 boulevard de Strasbourg…
A cette adresse, au 3ème étage, se trouve le dernier témoignage à Paris d’une boutique en étage occupée depuis plus d’un siècle par plusieurs générations d’éventaillistes. « Deux d’entre eux, Félix Lépault et Désiré Deberghe, ont acheté cet appartement en 1893. Ils l’ouvraient aux clients, grossistes et particuliers, jusqu’à 21 heures », raconte la gardienne des lieux, Anne Hoguet. Cent ans plus tard, cette dame discrète, un collier de perles par-dessus un pull à col roulé couleur taupe, en a fait l’écrin d’un musée entièrement dédié à l’éventail, faiseur de vent et d’histoire.
L'apparition de l’éventail remonte à l’Antiquité. Fait de plumes, de feuilles de palmier ou de lotus que l’on pouvait trouver dans la nature, « Il a trois fonctions : attiser le feu, chasser les mouches et s’éventer », précise notre guide. Utilisé sous forme rigide en Egypte antique comme objet de parure par les pharaons, il se fait accessoire de mode féminine chez les Romains et les Grecs.
Mais au Japon, il restera souvent entre les mains d’hommes : « Comme en Chine, les empereurs nippons s’en servent pour montrer leur puissance. Les samouraïs dirigent avec leur armée, les professeurs de chant leur chorale, et les arbitres de sumo les combats », ajoute Anne Hoguet.
Ce sont d’ailleurs les Japonais qui, au VIIe siècle, inventent l’éventail plié : conçu par un artisan en regardant les ailes d'une chauve-souris qui se ployaient et se déployaient. Avant d’arriver en Europe à partir du XIVe siècle, transporté depuis l’Orient dans les malles des importateurs portugais. « Sous Louis XIV l’éventail connaît son apogée ! Puis, il tombe en désuétude avec la Révolution française avant de ressortir des tiroirs sous l’Empire. Les classes aisées retournent au bal, on recréé des loisirs autrefois perdus. » Mais le succès de l’éventail sera vite balayé par les deux Guerres Mondiales…
De nos jours, l’éventail n’a pas récupéré toute sa superbe d’antan. Néanmoins, il est réapparu sur les défilés de mode grâce à Christian Lacroix, John Galliano, Karl Lagerfeld… De grands couturiers pour lesquels Anne Hoguet a travaillé. « Aujourd’hui, ce sont moins les maisons haute-couture qui me passent commande que le théâtre ou le cinéma. » Sofia Coppola a utilisé ses talents d’éventailliste pour son film Marie-Antoinette (2006). L’une de ses créations joue aussi les figurantes dans la récente adaptation de Balzac, Illusions perdues (2021). « Bien souvent, je suis la seule à les repérer à l’écran », sourit l’artisane qui restaure aussi les éventails de particuliers. « Parfois, l’objet a une valeur sentimentale s’il a appartenu à une arrière-grand-mère. Certains respectent la transmission… », constate Anne Hoguet qui tient son savoir-faire de son père.
L’une des salles du musée est ainsi dédiée au métier que Hervé Hoguet exerçait, celui de tabletier. « Les tabletiers étaient chargés de la conception de la monture des éventails à partir de matières premières comme la nacre, l’ivoire ou le bois », explique sa fille entourée d’établis et d’outils d’époque. Même s’il concevait les montures, « mon père ne voulait pas voir disparaître le métier d’éventailliste c’est-à-dire ceux qui travaillent la feuille. C’est pourquoi en 1960 il a racheté le dernier atelier parisien d’éventails. Le musée a été inauguré par la suite en 1993 », raconte Anne Hoguet devant la photo en noir et blanc de son arrière-grand-père, Joseph Hoguet Duroyaume. « C’est par lui que tout a commencé… Avec la création en 1876 d’un atelier de montures d’éventails dans l’Oise. »
La jeune Anne fait donc ses débuts en tant que tabletière dès l’âge de 14 ans. Elle commence par la dorure des montures. « Toute la journée, j’inhalais des essences de terre ébentine. Depuis, je ne supporte plus cette odeur, confie-t-elle. J’ai ensuite travaillé la plume, puis découvert l’art du plissage de la feuille. J’ai appris à aimer ce métier auquel je ne me destinais pas forcément ».
La visite se termine sur la pièce maîtresse du musée, un salon d’exposition de style Henri II, classée « Monument Historique » en 2004. Tentures en drap brodé au fil d’or, boiseries de noyer sombre, lustres au plafond, cheminée monumentale… Tout a été conservé tel quel depuis l’installation des deux éventaillistes, Lépault et Deberghe, en 1893.
Dans cette capsule où le temps s’est arrêté, Anne Hoguet a exposé les plus beaux éventails de sa collection. Parmi eux, « Coquille de fleurs », avec sa monture en os rehaussée d’une feuille de soie paillettée d’or datant de 1810 ou encore « La cage à oiseaux » dont la feuille peinte à la gouache vers 1750 présente une délicate scène galante.
« Merci de perpétuer un art afin d’empêcher son déclin », « C’est un patrimoine unique en France ! Comment aider et soutenir ces merveilles contre l’indifférence ? ». Dans le Livre d’or, les messages de soutien au Musée de l’Eventail sont nombreux. Car son existence est aujourd’hui menacée par un avis d’expulsion et une saisie de biens. Les visiteurs sont moins nombreux - la pandémie de Covid n’a pas aidé -, les restaurations et commandes insuffisantes, et la retraite d’Anne Hoguet trop maigre pour payer le loyer mensuel de 3200 euros. Plombé par 117 000 euros de dettes, l’éventailliste est en procédure avec le bailleur de l’immeuble depuis 2015. Elle a adressé une pétition à la maire de Paris, Anne Hidalgo, et lancé une cagnotte en ligne qui atteint pour l’instant près de 74 000 euros. « On a 45 000 châteaux en France mais un seul musée de l’éventail. Pourquoi n’essaie-t-on pas de le sauver ? »
L’adjointe à la maire de Paris chargée du Patrimoine, Karen Taieb, a souligné que la dette de ce musée privé ne pourrait « pas être effacée », néanmoins elle veillera à « l’indulgence » du bailleur pour « ce bijou ». Et d’ajouter qu’une piste serait envisagée au musée Carnavalet pour sauver la collection.
« L’idéal serait que l’atelier et le musée restent ensemble, liés comme la monture et la feuille d’un éventail », souhaite Anne Hoguet. Lors de sa visite au musée, Aline Gibet, 35 ans, avait tout particulièrement apprécié le fait de pouvoir observer la septuagénaire en plein travail et échanger avec elle.
Depuis janvier, la jeune femme, diplômée des Métiers d’Art en broderie et tailleur, effectue un stage à ses côtés pour se perfectionner à l’art du plissage et « participer à faire vivre encore longtemps cet objet intemporel ». L’apprentie éventailliste en est convaincue : « Il y a un avenir grand ouvert pour l’éventail qui est plus écolo qu’un climatiseur. En plus, le do it yourself revient à la mode ! Tout le monde peut en fabriquer un selon ses goûts et ses envies. » Un véritable éventail des possibles.