Zika : transformer la tragédie en opportunité pour les droits des femmes ?

Face à la propagation du virus Zika, plusieurs pays d'Amérique latine appellent les femmes à ne pas tomber enceintes. Facile à dire ! Dans cette région du monde, où l'avortement est souvent illégal, l’épidémie peut-elle faire avancer les droits des femmes à choisir d’être mères ? 
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Bébé et mère Zika
22 décembre 2015 : Angelica Pereira et son bébé, Luiza, devant sa maison, à  Santa Cruz do Capibaribe, dans l'Etat de Pernambuco, au Brésil. Luiza, née en octobre, est microcéphale. 
 
©AP/Felipe Dana
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Le virus Zika se manifeste par des symptômes grippaux bénins qui peuvent parfois passer inaperçus. Il est proche de celui qui provoque des maladies connues, comme la dengue ou le chikungunya, mais quand il touche une femme enceinte, il est "hautement probable", selon les scientifiques, qu'il soit responsable de la multiplication des cas de microcéphalies constatées depuis quatre mois en Amérique latine, aux Caraïbes et en Polynésie française. La directrice générale de l’OMS, Margaret Chan, confirme "le lien entre une infection pendant la grossesse et des bébés nés avec une petite tête". Or les bébés nés microcéphales – avec une boîte crânienne de taille réduite - ne peuvent pas se développer normalement et meurent prématurément.

Début 2016, Zika est déjà présent dans 21 des 45 pays du continent américain (Amérique centrale, du Sud et Caraïbes). Le pays le plus touché est le Brésil, avec 3 893 cas de microcéphalie (dont 49 décès) en 2015, contre seulement 147 en  2014. En Colombie, 13 531 personnes sont atteintes et une centaine de bébés présentent une microcéphalie. Le Salvador recense 5 397 malades, le Honduras 608…

Donner accès à la contraception et à l'avortement, les recommandations des Nations-Unies

L'ONU a demandé vendredi 5 février 2016 aux pays touchés par le virus Zika, soupçonné de provoquer des malformations congénitales, d'autoriser l'accès des femmes à la contraception et à l'avortement. Le Haut commissariat aux droits de l'Homme s'adresse aux Etats d'Amérique du Sud, dont beaucoup n'autorisent ni l'avortement, ni la pilule contraceptive, et qui ont conseillé aux femmes d'éviter de tomber enceintes à cause du risque posé par Zika. Le Haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, a estimé que cette mise en garde n'avait aucune utilité dans les pays qui interdisent ou limitent strictement l'accès aux méthodes de planning familial. En réponse, le cardinal péruvien Juan Luis Cipriani a comparé l'ONU à "Hérode", roi de Judée qui avait ordonné le massacre d'enfants, pour avoir préconisé l'avortement aux femmes enceintes infectées par le virus zika en raison de malformations possibles pour les foetus.

Des conseils qui "font rire"

En Equateur, la ministre de la Santé Margarita Guevara "recommande aux femmes en âge de procréer et qui vivent en zones à risque du Zika de reporter leurs grossesses." Même conseil inédit en Colombie, mais pour six mois. Depuis, médias et réseaux sociaux s’en donnent à cœur joie, un animateur radio colombien rassurant ses auditeurs sur le fait que, non, les relations sexuelles n'étaient pas bannies.

La ministre salvadorienne de la Santé, Violeta Menjivar, a précisé, quant à elle, que "l'Etat salvadorien ne fait pas de contrôle des naissances" et appelle à éviter toute grossesse en 2016 et 2017. Elle s’est contentée de conseiller aux écolières de troquer la jupe pour le pantalon, afin d'éviter les piqûres du moustique. Le secrétaire général du syndicat d'enseignants Simeduco, Francisco Zelada, déplore "des annonces folkloriques qui font rire, au lieu d'attaquer la maladie dans les foyers, les entreprises et les écoles."

La féministe et avocate New Yorkaise s'interroge : "Les femmes salvadoriennes sont supposées ne pas avoir d'enfant jusqu'en 2018. Le gouvernement va-t-il enfin arrêter de les mettre en prison pour avortement ?"


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Mais comment proposer des mesures concrètes à la fois efficaces, acceptables et légales dans ces pays très catholiques, où l'éducation sexuelle reste tabou, la contraception difficilement accessible et l’avortement impossible, sauf dans certaines conditions très restrictives ?

Avortement illégal

En Amérique latine, seuls Cuba, Porto Rico, la Guyane et l’Uruguay autorisent l'interruption volontaire de grossesse (IVG) à la demande de la mère pendant les trois premiers mois. Quelques pays comme le Brésil, la Colombie, l’Equateur ou l’Argentine tolèrent l’avortement s'il existe un risque mortel pour la mère ou si la grossesse est issue d'un viol. Autant de restrictions qui alimentent les circuits mafieux d’avortements clandestins

En Bolivie, l’avortement est puni de deux à six ans d’emprisonnement (lire aussi : Boliviennes à l'assaut de leurs droits). Dans l’ultra-conservateur Chili, l’avortement, reste totalement interdit, même chez les très jeunes filles, et même en cas de viol. Idem au Honduras, au Nicaragua et au Salvador,  où l'IVG est puni de peines allant jusqu'à 40 ans de prison : en novembre. Amnesty International y avait dénoncé l'incarcération d'une vingtaine de Salvadoriennes qui avaient avorté. La sévérité de la loi salvadorienne avait connu un écho international en 2013 avec le cas d'une jeune femme de 22 ans, atteinte de lupus, et qui n'avait pas été autorisée à avorter d'un fœtus dépourvu de cerveau

Concrètement, s'il est possible de détecter par ultra-sons si un fœtus est atteint de microcéphalie, cela n'autorise pas à mettre fin à la grossesse. "La menace du Zika pour les grossesses crée un problème complexe : le nombre d'avortements clandestins va augmenter, mais aussi le nombre de femmes jugées et emprisonnées, car ici, l'avortement est un délit", regrette Angela Rivas, du Groupement citoyen pour la dépénalisation de l'avortement thérapeutique, éthique et eugénique.

Transformer la tragédie 

Certes, l'épidémie est récente, et le lien entre Zika et microcéphalie du foetus n'est pas encore formellement prouvé par les scientifiques. Ceci explique que, dans l'urgence, et étant donné le degré d'incertitude qui subsiste, les gouvernements se sont limités à des recommandations. Mais le bruit qu'elles ont suscité a mis en évidence le décalage entre les urgences sanitaires et les réalités d’Amérique latine, ainsi que les lois sur les droits des femmes. A Bogota, Monica Roa,  vice-présidente de l'organisation Women's Link Woldwide, rappelle que : "dans un continent où les grossesses non désirées sont si nombreuses, il est complètement naïf de recommander aux femmes qu'elles reportent leur grossesse. Ce n’est pas seulement un problème d’avortement, mais surtout d’éducation sexuelle et d’accès à la contraception."

Pour les femmes déjà enceintes, la militante pro-avortement insiste sur l'importance de l'information : "Il faut une campagne d'information sur les risques et les options qui s'offrent à elles, car elles doivent bien comprendre que l’avortement, en Colombie, est déjà légal, si leur vie est en danger." Certes, la microcéphalie n’est pas systématique pour celles qui ont eu le virus. "Reste que toutes celles qui ont eu Zika, même si la microcéphalie n’est pas diagnostiquée, devraient pouvoir demander un avortement et l’obtenir sans les multiples obstacles qu’elles doivent aujourd’hui surmonter."

La radio équatorienne ZZRadio note que "Zika a déclenché la polémique autour du droit à l'avortement sur tout le continent latino-américain".

 
Si cette crise sanitaire est tragique, Monica Roa espère qu'elle sera aussi l'occasion d'améliorer l'éducation sexuelle et de remettre à l'ordre du jour les combats des associations féministes : "Près de Medellin, une fille de 12 ans enceinte a eu Zika. Nous voulons maintenant savoir si cette jeune fille a été informée qu’elle peut avorter ?" Ce paramètre supplémentaire pourrait aussi réintroduire d'autres questions dans le débat public : "Pourquoi une enfant de cet âge-là est enceinte dans une région où une grossesse sur deux n’est pas désirée ?"

Traduire les conseils en mesures concrètes

En pointant les incohérences de leur politique, les défenseurs des droits des femmes en Amérique latine appellent les gouvernements à prendre des mesures concrètes pour mettre à la disposition des femmes les moyens nécessaire pour repousser ou éviter une grossesse. "En attendant que le lien scientifique entre Zika et malformation du fœtus soit définitivement établi, explique Monica Roa, les gouvernements devraient d’ores et déjà appliquer les mesures d'information qu’ils auraient déjà dû prendre il y a longtemps." Car dans les régions les plus touchées par le virus, qui sont aussi les plus reculées, "les filles n’ont pas accès aux réseaux sociaux et ne lisent pas les communiqués du ministère de la Santé". Les autorités de santé colombiennes, précise-t-elle, ont néanmoins"réactivé une campagne qui existait déjà sur les préservatifs, et qui présente l’avantage de s’adresser aux hommes. Ici, c'est déjà une avancée."

Campagne Zika Colombie
Le ministre de la santé de Colombie Alejandro Gaviria (à droite) explique les complications liées au virus Zika à l'occasion du lancement d'une campagne de prévention à Ibague, le 26 janvier 2016. Le virus pourrait toucher plus de 500 000 personnes dans le pays. 
@AP Photo/Fernando Vergara

Avec Zika, le débat sur l'IVG nous concerne tous
Monica Roa

Cette épidémie engendre une situation extrême qui doit rouvrir le débat de la légalisation de l’avortement dans les pays qui l’interdisent : "C’est typiquement le cas où la femme doit pouvoir avoir le choix !" s'exclame la militante de Women's Link.

Le début est déjà rouvert en Colombie où, avant 2006, l'avortement était totalement interdit. Aujourd'hui, il est autorisé en cas de risque pour la mère, de viol et de graves malformation du fœtus. Fin 2015, un projet de loi a été déposé, qui dépénalise l'interruption volontaire de grossesse quelles que soient les circonstances. "Zika va influencer la promulgation de la loi en ramenant le débat à des considérations concrètes. Car dans toutes les familles, il y a une femme qui a eu Zika, qui est enceinte ou qui voudrait avoir un enfant," explique Monica Roa. Dans ces conditions, le débat n'est plus cantonné à des considérations morales ou de principe, mais acquiert une autre dimension.

A l'heure où les Nations unies appellent les pays touchés à donner accès à la contraception et à l'avortement, la pression internationale pourrait, elle aussi, influencer les législateurs, puisque l’épidémie est en train de se propager dans le monde entier. L'Amérique latine devrait se rendre à ce qui est déjà une évidence pour beaucoup : l’éducation sexuelle, le droit à l’avortement et à la contraception ne sont pas un luxe.